Fabuleux, inouï, sensationnel ! Vous croyiez que la version longue des trois « Seigneurs des Anneaux » mises bout à bout était le summum de l’élongation temporelle (et si c’est effectivement ce que vous croyez, vous ne savez pas profiter des bonnes histoires, cuistre !) ? Vous vous figuriez que les phrases à rallonge dépourvues de ponctuation de ce roublard d’Albert Cohen dans son roman « Belle du Seigneur » avaient un air d’éternité ? Vous pensiez, pauvres naïfs, que seule la lecture de « Madame Bovary » avait le potentiel de se révéler aussi interminable que creuse ? Pire encore, vous imaginiez que la correction d’un vocabulaire d’allemand de six pages sur plus d’une période ne pouvait être que le summum d’une inutilité crasse combinée à l’effarante impression de voir, pour chaque minute gagnée, la grande aiguille de la montre en reculer de deux ?
Et bien, innocents qui lisez ces lignes, permettez-vous de vous dire que vous pouvez vous (non ce n’est pas une répétition maladroite de « vous » mais euh…une allitération, parfaitement !) fourrer le doigt dans l’œil droit jusqu’au gros orteil du pied gauche. Ca fait mal, certes, mais ce n’est encore rien comparé à l’un de ces chocs qui vous tombe dessus comme le trente-six tonnes sur l’autoroute de la vie (une autoroute qu mériterait souvent d’être renouvelée, plus de subventions et qui compte trop de déviations à votre goût).
Ce genre de choc, vous le vivez à peu près un mardi sur deux depuis que vous avez eu l’idée saugrenue de vous lancez dans un apprentissage d’employé de commerce (et pourtant vous n’aviez rien bu avant de signer !). Parce que les cours UE du mardi, c’est un peu comme la peste ou un travail écrit surprise de philosophie : on croit s’y habituer, mais ça revient toujours, et toujours plus fort.
En effet, un jour où ils devaient s’ennuyer sévère, les responsables de l’éducation et de l’apprentissage national on dû se dire que tiens, ça serait fendard de compliquer un système qui jusqu’ici ne marchait pourtant pas trop mal et qui n’avait rien demandé à personne. Seulement, quand quelque chose fonctionne (bon, tout est relatif, hein, c’est bien de l’administration qu’on parle), les gens qui sont censés s’en occuper, et ben, ils s’ennuient. Grave, comme disent les jeunes (et maintenant les moins jeunes ; les vrais jeunes ont sans doute de nos jours des expressions bien plus colorées pour clamer leur révolter face au tournage de pouces). Et il n’y a rien de plus dangereux qu’un fonctionnaire qui s’ennuie. Attention ! Il est de bon temps de préciser qu’il ne faut pas confondre ce qui est dit ici : le fonctionnaire n’est pas spécialisé dans l’ennui, mais dans les mille et un arts d’échapper au travail qui lui tombe dessus (rappelez-vous, le trente-six tonnes…). Seulement, quand il n’y a plus de travail à éviter, le fonctionnaire, il s’ennuie. Du coup, il en rajoute, du travail quitte à en inventer, et peut tranquillement recommencer à l’éviter caché derrière une pile de dossiers en retard pour échanger par mail des blagues salaces et des vidéos (que même « Vidéo gags » en son temps aurait hésité à diffuser) avec ses collègues. Que les autres se demmerdent avec le travail ; ils sont payés pour ça. Les fonctionnaires aussi, mais on se contentera de dire que ce n’est pas pareil (on ne badine pas avec l’Etat si on ne veut pas que l’Etat badine avec nous).
Un nouveau venu dans la bande dessinée française (non, l’art séquentiel, comme disent les petits bourgeois dans le vent, n’est de loin pas destinée qu’aux jeunes esprits et oui, même les Français font de bonnes choses quand ils laissent leur esprit chauvin au vestiaire) au pseudonyme incongru de Monsieur le Chien (pourquoi ? Le mystère dure, et ne démord pas !) exprime d’ailleurs fort bien l’implication du fonctionnaire moyen dans sa fonction. Notamment à travers le dialogue suivant, repris (de mémoire, qu’on vous pardonne les divergences de mots et de ponctuation, mais le sens reste le même) de l’une de ses planches : « Ca fait une heure que je regarde cette mouche au plafond, et elle ne bouge toujours pas. Je crois qu’elle est morte. » « Et ? » « Je crois que je vais regarder encore une heure pour être sûr ».
Il faut dire que l’auteur sait de quoi il parle, étant donné qu’il a lancé sa carrière dans la bd en parallèle à un travail obscure de fonctionnariat au sein de l’administration française (que l’on sait réputée pour être certes inéluctable, mais plutôt genre brise-glace soviétique d’avant-guerre, avec toute la délicatesse qui va avec et un chemin plutôt tortueux dans des fjords aux noms imprononçables. Cela dit, en Suisse c’est plus ou moins pareil, sauf que ça fait rigoler les pays plus grands et leurs brise-glace atomiques). Ce Monsieur le Chien a d’ailleurs su se faire remarquer dans la blogosphère en tenant un blog dessiné et en finissant par publier un album. Il assure depuis tournées de dédicaces dans des coins exotiques de la France (Vesoul) et se plaint de ne pas attirer autant de femmes en délire qu’il l’avait prévu. Mais comment trouve-t-il le temps de mener de front une carrière annoncée comme brillante dans la bande dessinée et son travail de fonctionnaire ? Que ceux qui se le sont demandés relisent les quelques mots précèdent et arrêtent de poser des questions stupides, merci.
Bon, vous dissertez depuis quelques lignes sur un auteur de bd au nom canin au lieu de développer votre sujet de base (pas biennn, dixit un(e) prof’ de français de votre choix), mais il est tout de même agréable de constater que le monde du neuvième art n’est pas encore condamné aux adaptations de la Star Ac’ et de Jean-Marie Bigard (qui peut être vaguement drôle, mais tout de même nettement moins sur papier, vous le reconnaissez).
Mais ce n’est pas pour soliloquer sur la dégénérescence qui touche malheureusement une partie de la bande dessinée que vous vous employez à vous perdre en ces lignes. Trêve de tergiversations, voulez-vous ! Non, si vous êtes là c’est pour dénoncer l’aberrance de ce que l’on nomme la nuit à mots couverts, lorsque le couvre-feu a résonné et que les volets sont tirés, Unités d’Enseignement ou UE. A ne pas confondre avec l’Union Européenne pour les flemmards qui n’auront que survolé ce texte et qui se demanderaient soudain pourquoi vous vous lancez dans un débat géopolitique enflammé (que ce soit par les mots ou au napalm, un débat géopolitique ne peut être qu’enflammé ; nous sommes entre gens civilisés, que diable !).
Bien, maintenant que tout risque de confusion est écarté (mais il aurait être fallu vraiment très bête pour se méprendre, hein ? Pour le signaler aussi d’ailleurs…hum…), vous vous posez la question suivante : « qu’est-ce que c’est, cette Unité d’Enseignement machin truc que l’autre il nous en parle depuis trop plein de mots qui font mal à la tête » ?
Et bien ne vous abandonnez pas à la cephalgie, car vous n’en savez fichtrement rien. Bien que cela soit un des éléments sur lequel reposent en partie vos examens de fin de première année, vous êtes incapable d’expliquer ce qu’est une UE sans vous embrouiller dans les concepts abstraits que vous aurez pu glaner ici ou là, souvent de la part de professeurs au moins aussi au courant que vous, c’est dire. Même les anciens élèves, les vieux routards du nouveau système, vous regardent avec un air méfiant lorsque, naïf, vous leur posez la question ; ils finissent en général par marmonner quelques mots abscons, comme s’ils refusaient de s’épancher sur quelque secret douteux et qui ne demande qu’à être oublié.
Ce coup des fonctionnaires en charge des cours pour entreprises et autres joyeusetés du genre, aidés par des politiques (comme des fonctionnaires, sauf qu’ils passent à la télé) avides de réformer tout ce qui bouge pour faire mieux que les autres, reste pour vous un obscurantisme dont même le Moyen-Age, dans son âge le plus sombre, n’aurait pas voulu. Il faut vous y faire : dans le monde moderne de l’apprenti, les tenailles et les chevalets ont été remplacés par des abréviations douteuses telles que STA, UF ou encore ces fameuses UE (la Suisse qui prône l’UE, vous notez l’ironie de langage ?). D’ailleurs, on ne dit plus « apprenti » mais « apprenant ». C’est plus long, sans doute pour faire bon chic bon genre, mais c’est un peu comme l’esperanto l’était en son temps : un truc qui fait bien pratique sur l’administration mais que tout le monde fini par oublier. C’est pourquoi vous vous en tiendrez au terme d’« apprenti ». Pour les grincheux qui aiment à pinailler, ce papier qu’ils tiennent entre leurs mains fait office de très bon combustible et permet d’isoler les chaussures des plus avars. Pour les autres, c’est à ligne d’en dessous que ça se passe ; la visite continue, m’sieurs-dames, n’oubliez pas le guide !
Et un guide, vous en auriez bien besoin pour vous aventurer dans la grande aventure (ah ah) qu’est l’Unité d’Enseignement. Déjà que vous n’auriez pas trop d’un ou deux sherpas rien que pour porter les classeurs et autres documentations fournies aux cours inter-entreprises sur les UF et autres STA. Mais si ceux-ci sont également une vaste blague (les STA et les UF, pas les sherpas qui n’ont rien demandé à personne) et que les cours inter-entreprises c’est un peu la cerise de trop sur le gâteau de l’apprentissage, vous n’êtes pas ici pour en dire tout le mal que vous voudriez. Ca, vous le ferez une autre fois .Une aberration d’apprentissage à la fois, telle est votre devise ! C’est déjà bien assez indigeste comme cela…
Comme le bicarbonate n’est pas fourni, vous devez donc vous débrouillez plus ou moins seul pour en arriver à la conclusion que, l’UE, c’est une sorte de projet de groupe à développer sur un quelconque sujet mentionné de manière hasardeuse ; vous croyez savoir qu’il est question d’une visite en entreprise (mais laquelle ?) et d’un travail de développement ayant un lien avec ce genre d’activités que vous qualifiez de frauduleuses (non pas tant pour le sens premier du mot, mais parce que vous trouvez que « frauduleux », c’est un joli mot qu’on n’utilise plus assez ; un peu comme « cocasse » ou « nonobstant »). Nonobstant ces (maigres) informations, vous trouvez même que c’est plutôt cocasse, aussi vous ne vous inquiétez guère. Après tout, ils ne peuvent pas avoir trouvé pire que la projection d’un film politique engagé slave en version originale au petit cinéma du quartier (celui qui n’ouvre que le jeudi soir ; vous persistez à penser que le jeudi soir, ça n’est pas un horaire normal pour un cinéma, un peu comme le dimanche matin ou lundi à 13h00).
En vous disant cela, encore une fois, vous aviez tort. Comment auriez-vous pu imaginer l’espace d’un fugace instant qu’un mardi sur deux vous passeriez sans arrête de la régression débilitante à l’enfer du temps qui s’écoule partout sauf dans le bon sens ? Outre le fait que tiens, on va faire en sorte que ces cours ne se déroulent pas dans l’école professionnelle « de base » mais dans un bâtiment annexe éloigné afin de faire bouger un peu ces feignasse d’élèves, voilà-t-y pas que le programme que l’on nous y propose semble tout droit sorti de l’esprit délirant dépourvu de la moindre considération et, à ce que vous en jugez, persuadé d’avoir face à lui de jeunes individus crédules et qui ne posent pas de question. Le genre de concept dont même Lovecraft aurait refusé d’entendre parler !
L’UE, c’est un mardi sur deux que vous partagez entre deux leçons aussi effarantes l’une que l’autre (bien que sous des auspices différents), tel un ivrogne oscillant sans cesse entre la réalité et les visions. « Mon dieu, ça ne peut pas exister, un truc pareil ? » Et ben si, et ça a pour nom l’Unité d’Enseignement ; Unité qui mérite ses majuscules pompeuses rien que pour démontrer à quel point c’est lourd, un peu comme la dernière boule de glace vanille après le double-cheeseburger et le gratin d’aufinois.
Pour que vous soyez bien certains que le lecteur innocent comprenne votre douleur, il faut que vous lui en brossiez un portrait dont même un expert de l’art brut ne se serait lancé dans l’analyse qu’avec autant de circonspection que de prudence. Lorsque vous pénétrez dans la classe pour la séance de préparation à l’UE du matin, retenez votre souffle ; vous n’aurez plus le loisir de trouver l’oxygène aussi savoureux pendant quelques heures.
Lors de ces cours, vous apprenez avec stupéfaction que vous avez cinq sens. Et qu’il ne faut pas hésiter à s’en servir. Que gaspiller du sirop est une pratique tolérée et même recommandée, et que les gens bougent les yeux lorsqu’ils réfléchissent. Que l’on peut abréger les mots pour améliorer sa prise de note et que dormir, sommes toutes, c’est au moins le minimum vital pour réussir des examens (et, accessoirement pour vivre, mais ce n’est pas comme si c’était important ; on a des EXAMENS à la fin de l’année, vous vous signalez !). Vous passerez sous silence les paradoxes qui font légion, comme celui qui explique qu’il faut se laisser du temps pour toi et de profiter de ses loisirs au lieu d’étudier tout le temps, alors qu’on vous dit le contraire un peu après. Ou le fait qu’ « il faut faire une pause après une heure de travail sinon ça sert plus à grand-chose » alors que vous passez parfois plus d’une heure et demie en cours sans avoir d’autre possibilité de distraction que de noircir vos marges de petits dessins abstraits (ne niez pas, on l’a tous fait un jour ou l’autre !).
Entre exercices bêtifiants que la censure et un certain code moral vous empêchent de divulguer dans ces lignes, et une prof techniquement pas méchante mais qui semble tellement croire à ce qu’elle croit enseigner que ça en devient inquiétant (mais où trouvent-ils des enseignants pareils ? Cela dit, elle pourra toujours se reconvertir dans le coaching…), vous vous demandez où vous êtes tombé…
Quoiqu’il en soit, vous tombez encore plus bas (et du coup vous vous faites encore plus mal) l’après-midi, dédié aux redoutables séances d’informatique préparatoires aux programmes qui serviront lors d’une UE toujours aussi floue. Entre une classe de plus de vingt élèves qui ne comprennent pas la moitié de ce qu’on leur raconte (et sans parler de ceux qui avancent tout seul dans leurs coins, perfides) et supervisé par deux spécimens de l’enseignement qui semblent tout droit sortir de la branche « goulag et bordel organisée » de la branche professorale, c’est pas gagné. Surtout que faire des graphiques et des champignons ( !) pendant environ trois heures, scotché devant un écran d’ordinateur et pouvant compter sur l’aide de deux personnes aussi pédagogues qu’un rotweiler dans un poulailler, vous avez connu plus transcendant. Et plus utile.
Parce que c’est bien joli, mais apprendre que l’on a cinq sens (sigh) et s’avachir des heures durant devant des ordinateurs pour un projet fantôme qui nous tombera dessus comme un mari furieux sur l’amant volage (et fatigué, puisque volage), vous n’êtes pas sûr que ce soit une technique révolutionnaire. Après tout, vous ne faites, selon vous, que perdre une journée où vous auriez pu classer des dossiers en retard et apprendre des trucs vaguement utiles.
Entre cours, devoirs, boulot, stress, problèmes personnels, STA, UF et autres UE (quelle bonne blague celle la !), on peut dire que vous n’avez pas une vie d’apprenti de tout repos. Comme tous les apprentis, cela dit. Du coup, on peut se demander pourquoi vous perdez un temps précieux à taper ce texte plutôt qu’à mettre en page une STA « comment se servir de la photocopieuse » (bien la mise en page, hein, sinon on perd des points ! L’administration ne plaisante pas avec les fioritures. Sinon, ça serait du travail, du vrai, qui rend intelligent. Et on veut pas de ça, hein ? Bouh que c’est lest !).
Et, finalement, si vous vous posez la question, c’est que vous avez, quelque part, déjà compris où étaient vos priorités. Et elles ne sont en aucun cas à Grand-Pré. Votre avenir, il est dans les lignes que vous écrivez, que vous tapez tous les jours. Aussi pourri qu’il s’annonce si vous foirez une carrière de commerce aussi prometteuse que la dernière chose que vous avez envie de faire de la SA géante qu’est votre vie. Au monde de s’adapter au vôtre, vous avez déjà assez fait d’efforts.
Et ce n’est pas deux lettres majuscules qui vont vous en empêcher, foutreciel !