Comme promis, voici un second texte utilisant les même personnage que la nouvelle "Trois heures trente du matin". Ecrire sur eux vous plaît bien; peut-être parce que par ce biai vous pouvez glisser des éléments de votre vie tout en préservant le côté fictif du roman qui vous plaît tant. Si ça se trouve, vous allez régulièrement réutiliser ces personnages, du moins si l'inspiration est au rendez-vous.
Et vos lecteurs, qu'en pensent-ils?
Ah, et pour accompagner cette historiette, une chanson de Benabar que je trouve tout simplement magnifique:
http://www.deezer.com/track/537667
________________________________________________
Lorsque vous claquez la portière, vous voyez au nombre de voitures sur le parking que le gros du monde est déjà là. Derrière vous, votre moitié fouille dans son sac à main pour payer le chauffeur de taxi, qui ne tarde pas à s’en aller. Sans doute pour une course dans le périphérique et non pour un monde meilleur. Vous levez le nez, et plissez les yeux pour vous protéger du soleil ; le ciel est bleu, à peine un nuage à l’horizon. Ce n’est pas aujourd’hui que va avoir lieu la farandole des parapluies noirs. Tant pis pour le cliché.
En parlant de noir, vous les apercevez déjà, seuls ou en petits groupes en train de discuter sur le parvis du centre funéraire. Costumes et cravates noirs pour les hommes, tandis que leurs femmes s’accrochent à leur sac à main comme si il était la dernière chose qui les retenait à leur tailleur sombre en ce jour d’été. Ici et là, quelqu’un tranche dans la masse, avec son t-shirt certes noir mais pas spécialement chic ou sa robe grise que la vieille tante Georgia ne manquera sûrement pas de qualifier de trop légère pour un jour pareil. En voyant un des grands-pères suer dans son costume de circonstances, vous vous demandez bien pourquoi ; il fait presque trente degrés, et vous n’êtes pas sûr que la sueur n’aide à la dignité si chère à tante Georgia.
Personne ne vous a vu, aussi vous restez à l’écart encore un moment, guère pressé de céder aux éternelles embrassades familiales et à l’échange des formules de circonstances. Vous portez une simple chemise noire à manches courtes, votre veste sur le bras, et vous passez une main dans les épais cheveux que vous avez consentis à coiffer ce matin. Tant pis, ça ne vous allait pas, selon les dires de la personne qui vient doucement glisser son bras sous le vôtre :
« Je savais que tu finirais par faire ça. On y va, ou tu veux attendre encore un peu ? »
Vous demandez quel pourboire elle a laissé au chauffeur de taxi, et faites les gros yeux en entendant la réponse.
« Je n’avais plus de monnaie. Et puis c’est pas souvent qu’on prend un taxi, surtout pour un jour pareil. Et si monsieur n’avait pas la tête aussi dure, on aurait peut-être une voiture… »
D’aucun pourrait la trouver indélicate étant données les circonstances, mais vous la connaissez assez pour savoir que c’est sa manière à elle de se protéger, et de vous protéger vous par la même occasion. Vous préférez mille fois cette façon d’agir que de devoir supporter un énième « Oh, mon pauvre chéri, c’est si dur ! »…
« Oh, mon pauvre chéri, c’est si dur ! »
Vous n’avez même pas le temps de réfléchir à une réponse que vous voilà étouffé par les bras vénérables mais robustes de tante Georgia, qui vous avait repéré de loin de son œil d’aigle. Boule drapée de noir, elle vous paraît irréelle sous son chapeau à voilettes.
« Il était si jeune ! »
Vous aimeriez bien dire que quarante-neuf ans, c’est effectivement jeune pour mourir, surtout d’une crise cardiaque, mais elle est déjà occupée à plaquer trois baisers sonores sur les joues de votre moitié, qui ne perde pas pour autant son sourire de façade. Vous l’admirez. Tante Georgia déstabiliserait Droopy lui-même.
« C’est si gentil à vous d’être venue, ma chérie ! Cela fait si longtemps qu’on ne vous a vue ! »
La chérie ne répond pas, parce qu’elle sait que la tante ne l’écoutera pas ; d’ailleurs, cette dernière se précipite déjà avec des petits cris de compassions vers votre cousin William, qui vient d’arriver avec sa femme et leur petite fille, qui ferme déjà les eux, stoïque face à la déferlante de baisers mouillés qu’elle sent arriver.
La femme de vos rêves et vous en profitez pour vous éclipser et vous mêler au reste de la famille. Et que pleuvent les accolades, les poignées de mains, les baisers par trois sur les joues et les phrases toutes faites de ceux qui ne savent pas quoi dire un jour comme celui-ci. En vous voyant arriver, votre mère vous embrasse tendrement, et prend votre moitié dans ses bras, ce qu’elle n’avait encore jamais fait.
« Ton père est là-bas. » souffle votre mère en vous indiquant la rangée d’arbres qui bordent la cour. Laissant votre mère et sa « presque belle-fille » ensemble, vous marchez lentement dans les graviers, les mains dans les poches, le cœur vous ne savez trop où. Appuyé contre un tronc, votre géniteur semble plus petit que d’habitude dans sa jaquette noire. En voyant votre air surpris, il sourit faiblement :
« Tu connais ta mère… Elle adore me rendre chic quand elle le peut. »
Les yeux habituellement pétillants de cet homme que vous avez en face de vous ont beau être de la même couleur que le ciel, le temps y est à l’orage. Ses rares cheveux effilochés sur le crâne, votre père tire une dernière bouffée sur son cigarillo et le jette dans le cendrier prévu à cet effet. Emu, ne sachant trop quoi dire, vous bredouillez les questions habituelles et autres comment ça va, mais votre père se contente d’approcher et de venir vous serrer dans ses bras.
« Merci fils. Ne t’inquiète pas pour ton vieux père. Comment va ta jeune amie ? C’est gentil à elle d’être venue. »
Vous faites quelques pas ensemble, lui essuyant machinalement ses lunettes sur la manche de sa chemise, vous ne sachant trop que dire. Il vous propose un cigarillo que vous n’osez refuser ; vous le glisser dans votre poche tandis qu’il s’en allume un nouveau. Pour que votre père fume autant, c’est que plus rien ne sera jamais comme avant.
La cloche de l’église retentit, vous arrachant tous deux à vos rêveries, et il a une nouvelle fois un faible sourire :
« Les honneurs vont commencer. Allons-y. »
Dans la grande salle du centre funéraire, il fait plus frais qu’à l’extérieur, même si les grandes fenêtres intensifient les rayons du soleil. Tous les bancs ou presque sont pleins, et le pasteur monte sur l’estrade tandis que résonnent les notes du petit orgue installé dans le coin. Devant l’assemblée, le cercueil orné de fleurs, les gerbes et les photos du défunt cachent les vitraux que surplombe un Christ en bois clair qui vous semble moins sinistre que ses semblables vus partout ailleurs. Lorsque l’homme de Dieu commence l’éloge du mort en citant un passage de la Bible, vous vous demandez pourquoi une telle cérémonie quand il était de notoriété publique que votre oncle ne croyait nullement en toutes ces « bondieuseries », comme il le disait lui-même. Comme vous ne savez pas vous-même où vous en êtes avec ça, cela ne vous dérange pas, mais vous voyez votre sœur étouffer un soupir de révolte ; pour elle, la moindre référence religieuse est une insulte au défunt. Vous, vous supposez que si ça n’est peut-être pas ce qu’aurait voulu le corps étendu dans son cercueil, cela rassurera ses proches qui s’appuient sur la foi pour faire face à la douleur. En ce qui vous concerne, vous ne savez pas trop où vous appuyer, mais cela fait depuis toujours… Par contre, vous sentez la main de votre moitié se glisser dans la votre ; si vous ne savez où vous adosser, vous savez où vous retenir.
Après une vingtaine de minutes où le pasteur, un homme aux tempes grises et au sourire réconfortant, a fait l’éloge du plus jeune frère de votre père sans trop forcer sur les précitées « bondieuseries » -ce qui est tout à son honneur- vous commencez à nouveau à vous sentir…déplacé. Autour de vous, les gens prient, pleurent ou font face avec toute la dignité dont ils sont capables ; vous, vous ne savez pas comment faire. Ce n’est pas que vous ressentez rien, mais que vous n’avez aucune idée de comment l’exprimer.
Quand le pasteur décide malgré tout de citer un second passage de la Bible avant d’attaquer la conclusion des honneurs, vous n’y tenez plus : votre jambe s’agite toute seule, et vous avez l’impression d’étouffer, là sur votre banc au milieu de vos semblables si concernés. Comme toujours, votre chère et tendre remarque votre désarroi, et vous lisez dans son regard qu’elle vous couvrira.
Discrètement, vous vous levez, et comme vous êtes au premier rang sur les côtés, presque collé à la sortie, personne ne semble remarquer que vous vous levez pour sortir. Ce qui ne vous empêche pas d’imaginer le courant de rumeurs qui ne va pas tarder à se déclencher. Aucune importance : une fois à l’air libre, vous avez l’impression de respirer à nouveau. Défaisant les premiers boutons de votre chemise, vous faites quelques pas avant de vous asseoir sur le banc de pierre, à l’ombre d’un arbre.
« Toi aussi tu n’as pas tenu le coup ? »
Assise à côté de vous, une de vos cousines fume une cigarette. Elle a seize ans, et semble déplacée dans son ensemble noir. Elle en a d’ailleurs ôté le haut, révélant un de ces t-shirt bariolés que portent les adolescentes. La voir simplement elle-même vous semble bien plus de circonstances que tous ces gens qui s’astreignent à enfiler leurs plus beaux atours pour faire honneur au mort. En vous rappelant votre oncle en chemisette et salopette, vous esquissez un sourire.
« Tu fumes ? » demande l’adolescente en vous proposant son paquet. Vous déclinez l’offre, arguant que vous « avez ce qu’il vous faut ». Vous sortez de votre poche le cigarillo de votre père, qu’elle allume à son briquet. Soudain, la jeune fille rougit :
« Euh, tu ne le diras pas à mes parents, que je fume, hein ? Mon père s’en fout, mais ma mère piquerait une de ces crises… »
Vous la rassurez, parole de scout. Vous restez là un moment à tirer sur vos bâtons de mort respectifs, sans rien dire, profitant de l’ombre. Elle ne semble pas indifférente, à vrai dire elle semble très pensive et un peu triste, mais vous n’osez troubler le silence. De toute façon, c’est elle qui fait le premier pas :
« Je le connaissais pas beaucoup. Mais je l’aimais bien, il était sympa avec moi. »
Vous acquiescez, toujours sans rien dire ; il ronchonnait tout le temps, mais il était sympa avec tout le monde.
« De toute façon il était sympa avec tout le monde. » reprend-elle (tiens, vous l’aviez dit). « Mais je le connaissais pas assez. J’veux dire, je suis triste, mais quand je vois les autres, je me rends bien que je ne le suis sûrement pas autant que je le devrais. Que la vie continue déjà pour moi, que j’ai envie de retrouver mes amis ou de rentrer à la maison pour écouter de la bonne musique. Est-ce que c’est mal ? »
Vous ne savez pas trop quoi répondre, une fois de plus. Pour votre part, vous avez envie de retravailler un chapitre de votre livre qui vous paraît un peu léger par rapport aux autres, et de regarder le prochain épisode du coffret dvd qu’un ami vous a prêté. Finalement, c’est ce que vous lui dites. Après quelques secondes de réflexions, vous convenez tous deux que vous êtes bien tristes, mais pas comme les autres. Rassurés de ne pas être des monstres, vous échangez un sourire quand le reste de la famille sort en procession de la salle pour aller rejoindre le corbillard qui va conduire votre oncle dans sa dernière demeure.
Vous vous rappelez avoir serré votre sœur dans vos bras, échangé des paroles avec vos parents, repoussé la curieuse tante Georgia qui se demandait pourquoi « le pauvre petit avait quitté aussi précipitamment la cérémonie », serré des mains, embrassé des joues, écoutés des paroles de réconforts, en proférer vous-même par mimétisme, adressé un sourire d’encouragement à votre cousine qui se faisait tancer par sa mère pour une raison dont seules les mères connaissaient la cause… Ou vous croyez vous rappeler de tout ça.
Vous croyez aussi vous rappeler du traditionnel « thé de la mémoire » au restaurant du village, ou le brouhaha des conversations se mêlait aux trains qui passaient dans la gare toute proche. Vous croyez vous rappeler de votre père qui, sa petite-fille de cinq ans (la fille de votre frère) sur ses genoux, lui expliquait que si « papi avait l’air tout triste », c’était parce qu’il avait perdu son petit frère. Vous croyez vous rappeler avoir échangé quelques mots avec le pasteur, cordialement invité et se révélant être un homme d’une profonde humanité. Vous croyez vous rappeler de toutes ces choses que l’on vit à un enterrement.
Et vous vous rappelez de ses bras, à elle, qui viennent enlacer vos épaules, de son visage s’enfouissant dans votre cou et de ses cheveux qui vous chatouillent.
« Tu veux qu’on rentre ? Chez nous. »
Vous sentez sa main dans la vôtre, et si vous ne vous rappelez pas où vous être appuyé ce jour là, vous vous souviendrez toujours de celle qui vous retenait. Et, ses doigts mêlés aux vôtres, vous avez su –comme toujours- que vous étiez enfin vous-même, quelle que soit votre manière d’exprimer votre tristesse un jour pareil.
Alors, main dans la main, vous êtes rentrés chez vous.