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Plume de Renard - Page 79

  • Les honneurs

    Comme promis, voici un second texte utilisant les même personnage que la nouvelle "Trois heures trente du matin". Ecrire sur eux vous plaît bien; peut-être parce que par ce biai vous pouvez glisser des éléments de votre vie tout en préservant le côté fictif du roman qui vous plaît tant. Si ça se trouve, vous allez régulièrement réutiliser ces personnages, du moins si l'inspiration est au rendez-vous.

     

    Et vos lecteurs, qu'en pensent-ils?

     

    Ah, et pour accompagner cette historiette, une chanson de Benabar que je trouve tout simplement magnifique:

     

    http://www.deezer.com/track/537667 

     

     

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    Lorsque vous claquez la portière, vous voyez au nombre de voitures sur le parking que le gros du monde est déjà là. Derrière vous, votre moitié fouille dans son sac à main pour payer le chauffeur de taxi, qui ne tarde pas à s’en aller. Sans doute pour une course dans le périphérique et non pour un monde meilleur. Vous levez le nez, et plissez les yeux pour vous protéger du soleil ; le ciel est bleu, à peine un nuage à l’horizon. Ce n’est pas aujourd’hui que va avoir lieu la farandole des parapluies noirs. Tant pis pour le cliché.

     

    En parlant de noir, vous les apercevez déjà, seuls ou en petits groupes en train de discuter sur le parvis du centre funéraire. Costumes et cravates noirs pour les hommes, tandis que leurs femmes s’accrochent à leur sac à main comme si il était la dernière chose qui les retenait à leur tailleur sombre en ce jour d’été. Ici et là, quelqu’un tranche dans la masse, avec son t-shirt certes noir mais pas spécialement chic ou sa robe grise que la vieille tante Georgia ne manquera sûrement pas de qualifier de trop légère pour un jour pareil. En voyant un des grands-pères  suer dans son costume de circonstances, vous vous demandez bien pourquoi ; il fait presque trente degrés, et vous n’êtes pas sûr que la sueur n’aide à la dignité si chère à tante Georgia.

     

    Personne ne vous a vu, aussi vous restez à l’écart encore un moment, guère pressé de céder aux éternelles embrassades familiales et à l’échange des formules de circonstances. Vous portez une simple chemise noire à manches courtes, votre veste sur le bras, et vous passez une main dans les épais cheveux que vous avez consentis à coiffer ce matin. Tant pis, ça ne vous allait pas, selon les dires de la personne qui vient doucement glisser son bras sous le vôtre :

     

    « Je savais que tu finirais par faire ça. On  y va, ou tu veux attendre encore un peu ? »

     

    Vous demandez quel pourboire elle a laissé au chauffeur de taxi, et faites les gros yeux en entendant la réponse.

     

    « Je n’avais plus de monnaie. Et puis c’est pas souvent qu’on prend un taxi, surtout pour un jour pareil. Et si monsieur n’avait pas la tête aussi dure, on aurait peut-être une voiture… »

     

    D’aucun pourrait la trouver indélicate étant données les circonstances, mais vous la connaissez assez pour savoir que c’est sa manière à elle de se protéger, et de vous protéger vous par la même occasion. Vous préférez mille fois cette façon d’agir que de devoir supporter un énième « Oh, mon pauvre chéri, c’est si dur ! »…

     

    « Oh, mon pauvre chéri, c’est si dur ! »

     

    Vous n’avez même pas le temps de réfléchir à une réponse que vous voilà étouffé par les bras vénérables mais robustes de tante Georgia, qui vous avait repéré de loin de son œil d’aigle. Boule drapée de noir, elle vous paraît irréelle sous son chapeau à voilettes.

     

    « Il était si jeune ! »

     

    Vous aimeriez bien dire que quarante-neuf ans, c’est effectivement jeune pour mourir, surtout d’une crise cardiaque, mais elle est déjà occupée à plaquer trois baisers sonores sur les joues de votre moitié, qui ne perde pas pour autant son sourire de façade. Vous l’admirez. Tante Georgia déstabiliserait Droopy lui-même.

     

    « C’est si gentil à vous d’être venue, ma chérie ! Cela fait si longtemps qu’on ne vous a vue ! »

     

    La chérie ne répond pas, parce qu’elle sait que la tante ne l’écoutera pas ; d’ailleurs, cette dernière se précipite déjà avec des petits cris de compassions vers votre cousin William, qui vient d’arriver avec sa femme et leur petite fille, qui ferme déjà les eux, stoïque face à la déferlante de baisers mouillés qu’elle sent arriver.

     

    La femme de vos rêves et vous en profitez pour vous éclipser et vous mêler au reste de la famille. Et que pleuvent les accolades, les poignées de mains, les baisers par trois sur les joues et les phrases toutes faites de ceux qui ne savent pas quoi dire un jour comme celui-ci. En vous voyant arriver, votre mère vous embrasse tendrement, et prend votre moitié dans ses bras, ce qu’elle n’avait encore jamais fait.

     

    « Ton père est là-bas. » souffle votre mère en vous indiquant la rangée d’arbres qui bordent la cour. Laissant votre mère et sa « presque belle-fille » ensemble, vous marchez lentement dans les graviers, les mains dans les poches, le cœur vous ne savez trop où. Appuyé contre un tronc, votre géniteur semble plus petit que d’habitude dans sa jaquette noire. En voyant votre air surpris, il sourit faiblement :

     

    « Tu connais ta mère… Elle adore me rendre chic quand elle le peut. »

     

    Les yeux habituellement pétillants de cet homme que vous avez en face de vous ont beau être de la même couleur que le ciel, le temps y est à l’orage. Ses rares cheveux effilochés sur le crâne, votre père tire une dernière bouffée sur son cigarillo et le jette dans le cendrier prévu à cet effet. Emu, ne sachant trop quoi dire, vous bredouillez les questions habituelles et autres comment ça va, mais votre père se contente d’approcher et de venir vous serrer dans ses bras.

     

    « Merci fils. Ne t’inquiète pas pour ton vieux père. Comment va ta jeune amie ? C’est gentil à elle d’être venue. »

     

    Vous faites quelques pas ensemble, lui essuyant machinalement ses lunettes sur la manche de sa chemise, vous ne sachant trop que dire. Il vous propose un cigarillo que vous n’osez refuser ; vous le glisser dans votre poche tandis qu’il s’en allume un nouveau. Pour que votre père fume autant, c’est que plus rien ne sera jamais comme avant.

     

    La cloche de l’église retentit, vous arrachant tous deux à vos rêveries, et il a une nouvelle fois un faible sourire :

     

    « Les honneurs vont commencer. Allons-y. »

     

     

     

    Dans la grande salle du centre funéraire, il fait plus frais qu’à l’extérieur, même si les grandes fenêtres intensifient les rayons du soleil. Tous les bancs ou presque sont pleins, et le pasteur monte sur l’estrade tandis que résonnent les notes du petit orgue installé dans le coin. Devant l’assemblée, le cercueil orné de fleurs, les gerbes et les photos du défunt cachent les vitraux que surplombe un Christ en bois clair qui vous semble moins sinistre que ses semblables vus partout ailleurs. Lorsque l’homme de Dieu commence l’éloge du mort en citant un passage de la Bible, vous vous demandez pourquoi une telle cérémonie quand il était de notoriété publique que votre oncle ne croyait nullement en toutes ces « bondieuseries », comme il le disait lui-même. Comme vous ne savez pas vous-même où vous en êtes avec ça, cela ne vous dérange pas, mais vous voyez votre sœur étouffer un soupir de révolte ; pour elle, la moindre référence religieuse est une insulte au défunt. Vous, vous supposez que si ça n’est peut-être pas ce qu’aurait voulu le corps étendu dans son cercueil, cela rassurera ses proches qui s’appuient sur la foi pour faire face à la douleur. En ce qui vous concerne, vous ne savez pas trop où vous appuyer, mais cela fait depuis toujours… Par contre, vous sentez la main de votre moitié se glisser dans la votre ; si vous ne savez où vous adosser, vous savez où vous retenir.

     

    Après une vingtaine de minutes où le pasteur, un homme aux tempes grises et au sourire réconfortant, a fait l’éloge du plus jeune frère de votre père sans trop forcer sur les précitées « bondieuseries » -ce qui est tout à son honneur- vous commencez à nouveau à vous sentir…déplacé. Autour de vous, les gens prient, pleurent ou font face avec toute la dignité dont ils sont capables ; vous, vous ne savez pas comment faire. Ce n’est pas que vous ressentez rien, mais que vous n’avez aucune idée de comment l’exprimer.

     

    Quand le pasteur décide malgré tout de citer un second passage de la Bible avant d’attaquer la conclusion des honneurs, vous n’y tenez plus : votre jambe s’agite toute seule, et vous avez l’impression d’étouffer, là sur votre banc au milieu de vos semblables si concernés. Comme toujours, votre chère et tendre remarque votre désarroi, et vous lisez dans son regard qu’elle vous couvrira.

     

    Discrètement, vous vous levez, et comme vous êtes au premier rang sur les côtés, presque collé à la sortie, personne ne semble remarquer que vous vous levez pour sortir. Ce qui ne vous empêche pas d’imaginer le courant de rumeurs qui ne va pas tarder à se déclencher. Aucune importance : une fois à l’air libre, vous avez l’impression de respirer à nouveau. Défaisant les premiers boutons de votre chemise, vous faites quelques pas avant de vous asseoir sur le banc de pierre, à l’ombre d’un arbre.

     

    « Toi aussi tu n’as pas tenu le coup ? »

     

    Assise à côté de vous, une de vos cousines fume une cigarette. Elle  a seize ans, et semble déplacée dans son ensemble noir. Elle en a d’ailleurs ôté le haut, révélant un de ces t-shirt bariolés que portent les adolescentes. La voir simplement elle-même vous semble bien plus de circonstances que tous ces gens qui s’astreignent à enfiler leurs plus beaux atours pour faire honneur au mort. En vous rappelant votre oncle en chemisette et salopette, vous esquissez un sourire.

     

    « Tu fumes ? » demande l’adolescente en vous proposant son paquet. Vous déclinez l’offre, arguant que vous « avez ce qu’il vous faut ». Vous sortez de votre poche le cigarillo de votre père, qu’elle allume à son briquet. Soudain, la jeune fille rougit :

     

    « Euh, tu ne le diras pas à mes parents, que je fume, hein ? Mon père s’en fout, mais ma mère piquerait une de ces crises… »

     

    Vous la rassurez, parole de scout. Vous restez là un moment à tirer sur vos bâtons de mort respectifs, sans rien dire, profitant de l’ombre. Elle ne semble pas indifférente, à vrai dire elle semble très pensive et  un peu triste, mais vous n’osez troubler le silence. De toute façon, c’est elle qui fait le premier pas :

     

    « Je le connaissais pas beaucoup. Mais je l’aimais bien, il était sympa avec moi. »

     

    Vous acquiescez, toujours sans rien dire ; il ronchonnait tout le temps, mais il était sympa avec tout le monde. 

     

    « De toute façon il était sympa avec tout le monde. » reprend-elle (tiens, vous l’aviez dit). « Mais je le connaissais pas assez. J’veux dire, je suis triste, mais quand je vois les autres, je me rends bien que je ne le suis sûrement pas autant que je le devrais. Que la vie continue déjà pour moi, que j’ai envie de retrouver mes amis ou de rentrer à la maison pour écouter de la bonne musique. Est-ce que c’est mal ? »

     

    Vous ne savez pas trop quoi répondre, une fois de plus. Pour votre part, vous avez envie de retravailler un chapitre de votre livre qui vous paraît un peu léger par rapport aux autres, et de regarder le prochain épisode du coffret dvd qu’un ami vous a prêté. Finalement, c’est ce que vous lui dites. Après quelques secondes de réflexions, vous convenez tous deux que vous êtes bien tristes, mais pas comme les autres. Rassurés de ne pas être des monstres, vous échangez un sourire quand le reste de la famille sort en procession de la salle pour aller rejoindre le corbillard qui va conduire votre oncle dans sa dernière demeure.

     

    Vous vous rappelez avoir serré votre sœur dans vos bras, échangé des paroles avec vos parents, repoussé la curieuse tante Georgia qui se demandait pourquoi « le pauvre petit avait quitté aussi précipitamment la cérémonie », serré des mains, embrassé des joues, écoutés des paroles de réconforts, en proférer vous-même par mimétisme, adressé un sourire d’encouragement à votre cousine qui se faisait tancer par sa mère pour une raison dont seules les mères connaissaient la cause… Ou vous croyez vous rappeler de tout ça.  

     

    Vous croyez aussi vous rappeler du traditionnel « thé de la mémoire » au restaurant du village, ou le brouhaha des conversations se mêlait aux trains qui passaient dans la gare toute proche. Vous croyez vous rappeler de votre père qui, sa petite-fille de cinq ans (la fille de votre frère) sur ses genoux, lui expliquait que si « papi avait l’air tout triste », c’était parce qu’il avait perdu son petit frère. Vous croyez vous rappeler avoir échangé quelques mots avec le pasteur, cordialement invité et se révélant être un homme d’une profonde humanité. Vous croyez vous rappeler de toutes ces choses que l’on vit à un enterrement.

     

    Et vous vous rappelez de ses bras, à elle, qui viennent enlacer vos épaules, de son visage s’enfouissant dans votre cou et de ses cheveux qui vous chatouillent.

     

    « Tu veux qu’on rentre ? Chez nous. »

     

    Vous sentez sa main dans la vôtre, et si vous ne vous rappelez pas où vous être appuyé ce jour là, vous vous souviendrez toujours de celle qui vous retenait. Et, ses doigts mêlés aux vôtres, vous avez su –comme toujours- que vous étiez enfin vous-même, quelle que soit votre manière d’exprimer votre tristesse un jour pareil.

     

    Alors, main dans la main, vous êtes rentrés chez vous.

  • Youhou!

    Et non, Vous n'êtes pas en exil quelque part sur une lointaine terre dépourvue de connection! Et oui, vous avez encore une fois négligé votre blog, le pauvre! ;_;

     

    Bon, vous êtes encore là, et il y a pas mal de trucs dont vous aimeriez parler ici (faire la pub d'un cd, parler d'une saga de jeux vidéos qui vous rend accro -vous êtes un grand enfant- et aussi une nouvelle petite histoire avec les même personnage que Trois heures et quelques du matin, là); du coup, vous espérez vous y adonner avant mille ans!

     

    En attendant, vu que vous êtes là, vous en profitez pour souligner le fait que vous venez d'ajouter un nouveau blog BD dans vos liens; il s'agit de celui d'un jeune dessinateur plein de talent et très drôle (du moins vous, vous trouvez) nommé Ced. Allez y faire un tour, ça vaut le coup d'oeil et ça fait du bien de rire. -^^-

     

    Allez, à bientôt, si ça se trouve! 

  • Coeur de Neige

    En fouillant ici et là, vous avez remis la main sur deux textes que vous aviez écrit il y a quelques temps et l’envie vous prend de les diffuser ici. Comme ça, sans raison. Vous êtes sur votre blog, vous faites ce que vous voulez. Même danser la gigue dans votre peignoir éponge vert si l’envie vous en prenait !

     

    Heureusement pour le monde, l’envie ne vous en prend pas. Mais avant de mettre le premier des textes, il vous est nécessaire de faire un petit topo, car ces deux historiettes se passent dans l’univers d’un de vos jeux de rôles préférés (oui, vous aimez le jeu de rôles et vous le pratiquez ; vous l’aviez dit, vous êtes un être bourré de défauts !) et que sans aucune indication, les lecteurs qui ne connaissent pas et qui passeraient par ici ne comprendraient pas grand-chose.

     

    Ce jdr (pour faire plus court), est sans doute le jdr français le plus connu : In Nomine Satanis/Magna Veritas. Pour faire court, cet excellent jdr propose aux joueurs d’incarner sur Terre et à notre époque des anges ou des démons dans un corps humain afin de secrètement s’affronter au nom du Grand Jeu instauré par Dieu. Outre le fait que ce jeu est à déconseiller aux croyants sans aucun humour, c’est un excellent univers bourré d’inventivité, d’humour et de références.

     

    Dans ce jeu, outre Dieu (en retraite à la Bourboule) et Lucifer (qui déprime), anges et démons sont respectivement dirigés par un conseil d’Archanges et de Princes Démons. L’historiette que vous avez écrit ci-dessous utilise deux d’entre eux : Crocell, Prince Démon du Froid et Ange, Archange des Convertis.

     

    Crocell est un Prince qui a chuté du Paradis…parce qu’il était influençable et qu’il s’ennuyait. Impulsif, c’est néanmoins un brave type, autant que faire ce peu pour un démon. Il aime assez les humains, le surf et la fondue savoyarde. Il aime aussi les bonnes blagues et fait preuve d’un caractère plutôt rebelle envers toute forme d’autorité. Comme son titre l’indique, il est chargé de faire le mal en ce monde en usant du froid, des avalanches, et tout ce genre de trucs.

     

    Ange est un cas spécial. C’est la fille d’un ange et d’un démon, cas presque unique, qui a décidé de rejoindre le Paradis. Elle n’a même pas vingt ans mais pour un être supérieur, quelle importance ? Elle aime prendre l’apparence d’une séduisante jeune femme ou d’une petite fille à l’air innocent. Elle n’aime pas l’intégrisme dont font preuve certains de ses collègues archanges et son rôle est d’accorder la rédemption aux démons qui la demandent et qui en sont jugés dignes.

     

    Si après ces quelques lignes vous ne passez pas pour un fou qui passe des heures dans les caves de ses amis à disséquer des chèvres, vous pouvez donc enfin laisser place à la petite nouvelle que vous aviez écrite il y a quelques temps…

     

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    Cœur de Neige

     

     

    Le vent fouettait son visage alors qu’il s’élevait dans les airs. Plus haut, toujours plus haut dans un ciel bleu empli d’une pureté qu’il avait depuis longtemps perdue. Mais tandis qu’il filait à toute vitesse dans les airs, dans cette étendue claire et limpide dépourvue de nuages, ils se sentait enfin libre.

    Oh, l’espace d’un instant seulement ; le temps d’un frisson, il avait un aperçu de cette liberté qu’il ne pourrait jamais avoir. Etre libre… C’est ce qu’il leur avait promis quand ils l’avaient suivi. Et aujourd’hui…

    Lorsque sa planche de snowboard reprit contact avec le sol dans une réception impeccable, Crocell, Prince Démon du Froid, se dit que décidemment ce n’était pas dans son habitude d’être aussi philosophe. Glissant avec grâce et maîtrise sur la neige au milieu de sportifs admiratifs, le seigneur des glaces se dit qu’il avait surtout besoin d’un bon chocolat.

    N’empêche, cette liberté…

    Crocell ne comprit pas comment cela put se produire : il n’y avait pourtant aucun obstacle l’instant d’avant, mais la petite fille qui se tenait, maladroite, sur de petits skis roses, lui coupait bine le passage.
    Il est évident qu’en temps normal, en bon démon qu’il était, le Prince ne se serait guère soucié d’une telle situation. Sauf que ces temps il réfléchissait beaucoup, ce dont il n’avait guère l'habitude. En plus, ce n’était qu’une enfant. Donc un être innocent qui n’apporterait pas grand-chose aux forces du mal avec un grand « M ». Et puis zut, il n’était pas du genre à shooter une mioche de sang froid tout de même (si l’on peut dire) ! Pas comme l’autre débile qui s’échauffait pour un rien.
    Tout à ses réflexions, Crocell décida de contourner le problème, c’est-à-dire l’obstacle. Pour un Prince Démon, autant dire que ça ne posait pas de grande difficulté. Même si en ce qui le concernait, ce genre de tergiversations cérébrales ne lui étaient pas coutumières…

    Quoiqu’il en soit, dans un réflexe aussi fulgurant que maîtrisé (hé, c’était un Prince, tout de même !), il évita l’enfant apeurée. Qui n’était pas apeurée du tout d’ailleurs. Même pas inquiète. A vrai dire elle semblait bien ne pas avoir remarqué le bolide en snow qui lui était passé au raz du bonnet en un grand souffle d’air froid. Même qu’elle continua son petit bonhomme de chemin, l’air concentrée, flageolant sur ses petits skis de débutante.
    S’arrêtant net, Crocell l’observa un moment dans sa descente en grommelant quelque chose à propos de sales mioches ingrats et qu’on ne l’y reprendrait plus parce que nom d’une pipe s’il ne pouvait même plus s’éclater sans se soucier de gamins abrutis où allait le monde! D’ailleurs, personne d’autre sur la piste n’avait fait mine de remarquer son action digne d’un des meilleurs films sur la glisse en montagne (meilleur en fait ; le Croc’ en aurait remontré à pas mal de ces cascadeurs du dimanche). Décidemment, il y avait quelque chose de bizarre… Remettant ses lunettes, Crocell se donna une impulsion et reprit sa descente en direction de la station.

    Il avait vraiment besoin d’un chocolat…

    • • •

    Attablé dans le restaurant de la station, en tête à tête avec un chocolat tiède, le Prince du Froid cogitait sévère, encore une fois assailli par de sombres pensées. Bon, o.k, il avait pas à s’plaindre : il avait un boulot plutôt cool si on mettait de côté tout le bordel administratif et certains collègues dirigistes, surtout l’autre allumette là. Après tout il avait pas mal de pouvoir, des serviteurs aussi branchouilles que lui, il pouvait se lâcher, se bastonner avec des youyous de temps en temps, bouffer de la fondue, l’éclate quoi !
    Enfin, l’éclate relative, surtout ces temps-ci. D’autant plus que la vie de Prince Démon c’était pas d’la tarte. D’autant plus depuis le coup de pute de l’enfoiré et de ses infiltrés et toute cette histoire de crise démoniaque. Non, Crocell n’avait pas la vie facile depuis peu. Et y a pas à dire, jouer le bourrin branché, au fil du temps ça devient plus réducteur que synonyme de liberté.

    La liberté ; lui filant dans les airs, avec le ciel comme seule contrainte…

    Crocell se fendit d’un soupir, réfrigérant son chocolat pour le coup. A ajouter à ses malheurs, on pouvait citer le charger de comm’ de Baalberith qui l’attendait en bas de la piste. Comme quoi le Conseil trouvait « que Crocell passait un peu trop de temps sur Terre à s’amuser et que, franchement, il pourrait se bouger un peu niveau projets démoniaques. Vous êtes un Prince des Enfers, pas seulement un rigolo que diable ! ». Le maître du froid avait pris bonne note avant de décapiter le bonhomme d’un coup de planche maudite (dans un endroit discret bien évidemment ; « mais si mon cher je vous assure, j’ai perdu mon bonnet entre ces arbres. Non ça ne me dérange pas si vous me délivrer votre message pendant que je cherche… » . Sur le coup ça l’avait défoulé (Crocell, pas le Baalberith qui en était resté tout étêté avant de disparaître). Mais au final, ça l’embêtait plus qu’autre chose. Dézinguer ce pauvre diable n’allait pas arranger ses soucis. D’un autre côté, Crocell avait toujours été partant de l’impulsivité ; on se défoulait un bon coup quitte à vaguement s’expliquer plus tard s’il restait des survivants…

    Nan, c’qu’il lui fallait maintenant, c’était une bonne fondue savoyarde. Il allait prendre commande lorsqu’il la vit entrer…

    • • •

     

    Jeune, pas plus de vingt ans, elle semblait déplacée dans sa doudoune noire qui ne cachait pas sa frêle stature. Révélateurs d’un manque d’habitude à l’exposition hivernale, des joues rosées et un petit nez rouge en trompette tranchaient avec sa peau sommes toutes assez pâle. De longs cheveux noirs encadraient un visage fin et délicat. Plus que son attitude, qui démontrait qu’elle n’était pas dans son milieu naturel, ce furent ses yeux qui frappèrent le Prince. Des yeux clairs, aussi limpides que le ciel qu’il fendait d’un saut et aussi purs que la neige, la froideur en moins. D’un pas hésitant, elle s’approcha de la table du démon et le dévisagea des pieds à la tête, avant de demander d’une voix douce et timide si la place était prise.
    Deux choses surprirent Crocell.
    Premièrement, il n’avait pas envie de lui sauter dessus sans consentement là tout de suite sur la table, ou du moins dans un endroit plus discret.
    Deuxièmement, il se sentit gêné. Concept qui lui était totalement étranger. Il se retrouva à marmonner son assentiment et resta de glace tandis que la superbe créature s’installait tranquillement face à lui.
    -Je vous remercie. Je suis arrivée aujourd’hui à la station et je ne connais personne. Et vous m’aviez l’air d’un charmant garçon…dit-elle, visiblement gênée elle aussi et déroutée de l’être réellement.
    « Hein ? » pensa Crocell interdit. « Ca doit être le sourire… Ce dentifrice humain rend vraiment mes dents étincelantes. Houlà, est-c’que j’ai bonne haleine d’ailleurs ? Bon sang mais qu’est-ce que je raconte… »
    S’accrochant à la théorie du charmant sourire, le Prince en décocha un des plus charmeurs qu’il avait en réserve :
    -Euh… Je t’en prie… J’allais commander une fondue. Au fromage. Fondu je crois… Ca te dit ? « Merde. Comme entrée en matière y a mieux… ».
    L’inconnue se fendit d’un sourire à son tour :
    -De la fondue ? Vraiment ? J’en avais encore jamais mangée ! Avec plaisir !

    Trois heures plus tard, ils discutaient toujours autour d’un caquelon désormais vide, leurs estomacs contentés et leurs yeux brillants. Le patron vous servait de ces petits alcools maisons… Incroyable ce qu’une humaine pouvait être attirante, se disait la partie de Crocell qui avait encore vaguement conscience de ses capacités cognitives. C’était pas arrivé depuis celle qu’avait foutu le bordel avec l’autre allume-cigare (Crocell ricana en songeant à son cher frère Belial, Prince du Feu). En temps normal, Crocell n’aurait jamais perdu de temps dans un processus de séduction aussi développé ; il se serait contenté d’emballer la fille et en aurait rapidement profité dans un endroit discret avant de passer à autre chose. Mais là, il y avait plus à en tirer, il le sentait.
    Ils parlèrent de tout et de rien, de rien et de tout, bien que Crocell soit plus tard incapable de se remémorer quoi ; des trucs sans importances sans doute, le baratin habituel.
    Toujours est-il que de fil en aiguille, de coup d’œil timide en frôlements de mains qui l’étaient tout autant (à ce stade, un soupçon de démon subsistait encore quelque part chez le Prince : il était en train de caresser la main d’une femme ? D’une simple humaine en plus ? Lui qui arrachait la tête des gens d’une pichenette ?!? Mais cette partie là de Crocell finit par céder devant des instincts plus ancestraux que n’importe quelle chute, majuscule ou pas…, ils se retrouvèrent devant la porte de la chambre que Crocell avait louée (occupée plutôt ; il n’allait pas payer non plus !), à se dévisager comme s’ils étaient les deux seuls bonhommes de neige existant sous le petit globe de plastique industriel (mais si, ceux qu’on renverse pour faire tomber les petits flocons synthétiques).
    -Heu…commença Crocell, brillant.
    -Chut ! Elle lui apposa un doigt sur les lèvres. Alors que la main de Crocell, dos à la porte, tournait la poignée, elle se serra contre lui. Sans un mot, ils s’engouffrèrent dans la pièce.

    • • •

    -Tu es le premier, lui chuchota-t-elle au creux de l’oreille alors qu’ils roulaient sur le lit défait.
    -Je serai doux… Et il réalisa qu’il ne mentait pas.

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    -Mff… Crocell grogna et changea de position lorsqu’il lui sembla entendre un bruit de porte qu’on referme doucement. Il finit par ouvrir un œil aveuglé par le soleil matinal qui pénétrait dans la chambre et se mis sur le côté. Où, à sa grande surprise, il ne découvrit personne.
    -Bordel ! s’exclama-t-il. La sale petite… Il sauta hors du lit, enfila un caleçon (on a beau être un démon, on en perd pas pour autant toute dignité ) et se précipita dans le couloir. Aucune trace d’elle. Apercevant un mouvement, il baissa la tête et toisa une petite fille qui trottinait dans le couloir.
    -Hé toi ! Oui, tu n’aurais pas vu une jeune femme sortir de cette chambre ?
    La gamine se concentra un instant, tirant légèrement la langue sous l’effort de la réflexion :
    -Nan, z’ai pas vu de très jolie mademoiselle.
    Lui jetant un regard noir, Crocell se précipita en direction des escaliers. Il n’avait pas reconnu la petite fille qu’il avait failli percuter la veille.

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    Quand Crocell revint dans la chambre, dépité et passablement de mauvaise humeur, son petit réveil de poche diffusait sa mélodie matinale habituelle : « Un chapeau gris, une écharpe rouge voici… ».
    -Conneries ! Crocell envoya valdinguer l’appareil : « … nez rouge…xrtz..biiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiip… ». Le Prince le shoota dans un coin de la pièce; merde, et en plus c’était son préféré ! Celui avec ce vieux héros de dessin animé pour gosses. Il s’assit sur le lit (Crocell, pas le vieux héros), la tête entre les mains. Puis il passa l’une d’elle sur la place qu’elle avait occupée cette nuit, oui il en était sûr et non monsieur il n’était pas fou ! Elle était encore chaude, dégageant le souvenir d’une nuit en dehors du temps.

    D’une nuit de liberté.

    Soudain, Crocell éclata de rire. Il se releva et, cherchant dans un coin de la pièce, il retrouva le réveil. Se rasseyant, le Prince du froid, un seigneur des enfers craint et puissant empli de rage et de pouvoir, entreprit de réparer l’objet en sifflotant : « …voici Bouli et son petit nez rouge... ».

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    Eloignant sa tête de la porte à travers laquelle elle écoutait, la petite fille sourit avant de continuer sans chemin. Décidemment elle en avait apprises des choses en quelques heures. Pour un défi, c’était un défi. Le vieux ne lui avait pas confié n’importe qui… Mais bon, elle aimait les défis de toute façon. Et les défis, c’était plus ou moins son job… Et Dieu qu’elle aimait apprendre ! Décidemment, elle était loin d’avoir tout expérimenté. Elle sourit à nouveau : ça promettait d’être intéressant…

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    Quelques instants plus tard, une jeune femme vêtue de noire, aux longs cheveux de la même teinte et au regard songeur sortit de la station. Elle souriait toujours, du rose aux joues.

    Et cette fois, ce n’était pas à cause du froid.