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Plume de Renard - Page 31

  • Lucie 60

    Allez, j'essaie toujours de reprendre! Je ne promets toujours pas la même régularité qu'avant, mais je vais essayer de m'y remettre comme je peux. Parce que bon, après tout, ce serait bête de ne pas arriver à la fin, hein?

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    Ed Travers n'était pas l'homme le plus heureux du monde. A vrai dire, il se sentait prêt à récolter la palme de celui le plus malheureux, avec un extra dans la catégorie jute apitoiement. Non, il ne méritait pas ça, et l'injustice qui ne cessait de s'abattre sur lui depuis que le train avait pris le départ ressemblait à une mauvaise blague du destin qui ne le faisait certainement pas rire. En fait, si cela n'avait pas toujours été considéré comme une chimère dans sa famille, il aurait sans-doute reconnu là les germes d'une solide dépression. Mais Ed Travers n'était pas homme à se laisser aller ainsi. C'était bon pour ceux qui étaient pourvus d'une personnalité molle, et la sienne était vibrante d'énergie. C'était pour ça qu'il avait obtenu ce poste prestigieux, après tout ! Qu'on lui avait reconnu le droit de superviser tous ces voyages, remettant d'innombrables passagers ébahis entre ses mains expertes. Les passagers, en voilà d'autres qui n'en rataient décidément pas une. Il ne savait pas pourquoi le sort s'acharnait autant sur lui pendant ce voyage, mais il n'avait jamais eu autant de passagers difficiles. Exigeants, autoritaires, plein de questions et si sûrs d'eux, comme s'ils en savaient mieux que lui alors que Travers faisait ce trajet depuis longtemps qu'eux. Et il y avait les militaires bien sûr, avec leur major au foutu caractère. Ce n'était pas la première fois que le train transportait des soldats à Haven, mais ils ne s'étaient jamais mêlés aux civils avant. Et voilà que Canton Adams se pensait en charge comme si c'était son droit, et Grümman n'avait même pas essayé de le contredire, trop heureux de rejouer à nouveau le parfait petit soldat.

    Plus personne n'écoutait Ed, de toute façon. C'était comme si l'accident avait été de sa faute, mais il n'était pas responsable pour le moindre fichu imprévu ! Tous l'évitaient comme une sorte de pestiféré, et il ne comptait plus les fois où ce prétentieux d'Adams lui avait dit de la fermer. L'officier avait une lueur dans le regard lorsqu'il fixait Travers qui donnait froid dans le dos à ce dernier. Une lueur de tueur, il l'aurait parié. Puisque c'était comme ça, qu'ils ne comptent plus sur lui ; Ed allait se contenter de s'occuper de lui-même. Qu'ils se débrouillent tous seuls, ces maudits passagers. De toute façon, après tous ces événements, la promotion à laquelle rêvait Travers au départ ne l'attendait plus à Haven. Si ça se trouve, il n'y avait plus rien qui les attendait à Haven, mais il n'aimait pas y penser. Pas plus qu'il n'aimait penser au corps de la vieille femme qui reposait sous ses couvertures de l'autre côté de wagon, ou à l'homme attaché sur son siège. Ed avait croisé le regard de Delgado en retournant s'asseoir, et il n'avait jamais rien vu d'aussi froid et d'aussi... profond. Il essayait de ne plus y penser. Il essayait de ne plus penser à rien, et se contentait de rester dans son coin, loin des autres qui se préparaient pour la nuit, et surtout sans avoir à écouter leurs bêtises. Pour ce faire, il avait enfoncé sa paire d'écouteurs dans les oreilles et réglé au maximum le volume de son petit appareil musical. Ils étaient rares dans l'Hégémonie, et celui-ci lui avait coûté un nombre conséquents de salaires. Non pas que le gouvernement ait quelque chose contre la musique, et chaque foyer pouvait facilement disposer de sa radio, mais les usines avaient d'autre priorités que de répandre les lecteurs portables. Et cette musique qui sonnait à ses oreilles, c'était maintenant la seule chose à laquelle il pouvait se raccrocher. Il savait qu'il devait l'économiser, et il ne disposait que de quelques chansons, mais c'était tout ce qui lui restait. C'était de bonnes chansons, au moins. De très vieilles chansons, qui étaient déjà dans les banques de données des vaisseaux colonisateurs de l'Hégémonie lors de leur arrivée sur Éclat. Des notes et des paroles qui pouvaient remonter au berceau de l'humanité, Travers aimait à se le répéter.

    Il sentit qu'on tirait sur son pantalon, au niveau du genou, et il tourna la tête, irrité d'être ainsi dérangé. Il finit par baisser les yeux et vit que c'était la gamine, Lucie Robbins, qui voulait ainsi attirer son attention. Il voulut d'abord lui dire de ficher le camp, mais il n'en eut pas le cœur. Elle se comportait peut-être de manière trop futée pour son âge, mais Ed réalisait à quel point il commençait à se sentir seul, ainsi mis à l'écart. Il sortit un écouteur d'une oreille :

    -Qu'est-ce que tu veux ?

    -Personne ne vous parle beaucoup, alors je me suis dit que je pouvais m'en charger, répondit la fillette, qui n'était nullement démontée par l'attitude de Travers. Elle ne comprenait pas bien pourquoi les autres tenaient autant à le tenir à l'écart. D'accord, il était agaçant, mais même le gamin agaçant qu'on gardait de l'autre côté de la cour de récréation avait besoin de parler aux gens de temps en temps. Et puis elle était particulièrement intriguée par l'appareil qu'il tenait. Elle pouvait entendre le rythme de la musique à travers les écouteurs. Qu'est-ce que c'est ? De la musique ?

    -Ouais, c'est ça. De la musique portable, fit Travers en étouffant un grognement. Elle n'était peut-être pas si futée que ça, pour poser une question aussi idiote. Mais malgré son âge, Lucie était simplement très au fait des convenances, voilà tout. Elle sourit, nullement impressionnée par le comportement de l'adulte. Elle connaissait des enfants qui faisaient pareil, qui se montraient désagréables dans le seul but d'attirer l'attention. Il faut croire que ces enfants grandissaient, eux aussi.

    -Super ! On avait une radio, avec maman, mais avec les programmes du complexe. Mais ils passaient plein de musiques différentes, alors ça va. J'aimais beaucoup la vieille musique, celle qui venait d'avant.

    -Oh, tu as du goût !

    -J'sais pas trop si j'ai du goût. La musique, c'est pas comme le fromage.

    -Je mangerais bien fromage, là, se surprit à répondre Travers, rêveur.

    -Fondant, sur du pain !

    -Je crois qu'il reste des sandwichs au fromage dans les réserves...

    -Ils ne sont pas dégueus.

    -Non, ils ne sont pas dégueus...

    Travers se surprit à sourire, et pour une fois il ne s'agissait pas de sourire large et forcé de commercial. C'était agréable d'avoir une conversation sans que personne ne lui crie dessus, pour une fois. Ce qui était moins agréable, c'était de se dire que les provisions n'allaient pas leur durer éternellement. Mais ils n'allaient pas rester ici beaucoup plus longtemps, l'Hégémonie allait bien finir par faire quelque chose. Et il pourrait alors promettre à cette gamine tous les sandwichs au fromage qu'elle voulait. Le fromage n'était pas la denrée la plus pratique à produire au sein du complexe, à cause du faible nombre d'animaux qui y étaient élevés, mais c'était un luxe qu'on ne refuserait certainement pas à des survivants comme eux.

    -Qu'est-ce que vous écoutez ?

    La voix de Lucie le ramena à la réalité, une réalité qui ne comportait pas beaucoup plus de fromage, malheureusement.

    -Attends, tu vas voir... Il se saisit de l'écouteur qu'il avait ôté, le frotta contre sa manche et le présenta à Lucie, dont le visage s'éclaira. Elle le poussa maladroitement dans son oreille, guère habituée. Il tomba plus d'une fois et elle finit par le maintenir avec un doigt, avant de faire la grimace :

    -Houla, c'est un peu fort !

    -Ho, oui, pardon.

    Travers baissa le volume, et tous deux purent partager une chanson, chacun avec un écouteur.

    -C'est très joli. Ça donne... ça me donne de l'énergie.

    -Lucie !

    De plus loin, la voix de Martha Robbins essayait d'attirer l'attention de sa fille :

    -Lucie, on va éteindre, il est temps d'aller se coucher.

    -Merci, monsieur le responsable Travers.

    La gamine rendit son écouteur à Ed, qui trouvait plutôt agréable qu'un passager l'appelle encore par son titre. Il repoussa la main de Lucie quand elle voulut lui rendre l'écouteur, ôta celui qu'il avait gardé dans son oreille et tendit le tout à l'enfant :

    -De la musique, pour passer cette nuit.

    -Mais...et vous ?

    -Bah, je suis le responsable du train, je vais me débrouiller.

    -Merci beaucoup !

    Lucie serra l'homme contre elle et courut montrer à sa mère sa nouvelle trouvaille. Martha Robbins contempla un instant Travers avec un haussement de sourcil étonné, mais celui-ci n'en avait cure. Pour la première fois depuis le début de ce maudit voyage, Ed Travers se sentait à nouveau prêt à garder le contrôle. La nuit pouvait venir, demain allait être un autre jour. Un jour meilleur, il fallait l'espérer ; un jour avec plus de fromage.

     

  • Le légionnaire

    Parce qu'on ventile comme on peut. Et qu'il reste les mots, même s'ils ne changent rien, de même que les sentiments. Si ça suffisait, ça se saurait.

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    Vous n'en pouvez plus. C'est une constatation qui vous saute au visage, un peu comme une équation à deux inconnues dans un test de mathématiques. Vous essayez pourtant. D'avancer. De vous occuper. De penser à autre chose. De ne plus vous plaindre. Mais vient un moment où il faut bien vous rendre à l'évidence : vous ne savez plus quoi faire. Vous êtes totalement perdu, comme jamais vous ne l'avez été auparavant. Et pourtant, les coups durs ça vous connaît. Ce n'est pas votre première déprime. Seulement, qu'elle ne soit pas la première ne change pas le fait que c'en soit une. On dit que ça peut toujours être pire, mais vous n'y croyiez pas vraiment, avant ; vous étiez même arrivé à retrouver un positivisme de tous les instants, où la plus petite chose pouvait s'avérer fantastique, et où vous transformiez une contrariété en une nouvelle aventure. Mais oui, ça peut être pire. Et tout peut vous être retiré comme ça, en un claquement de doigts, sans la moindre considération pour ce que vous pouvez en penser, et pour des raisons si absurdes que vous ne pouvez que rester devant elles comme deux ronds de flanc, légèrement incohérent et déstabilisé comme le premier venu devant une question insoupçonnée lors d'un examen oral d'allemand un peu retors.

     

    C'est la sensation de se briser, de sentir chaque morceau de son âme se fissurer avant de tomber sur le sol dans un sinistre bruit cristallin. Voilà, c'est ça, vous avez l'impression qu'on vous a cassé comme le jouet d'un enfant qui s'en serait lassé avant de le fracasser contre un mur. Et vous n'avez rien vu venir, crétin, idiot, patate que vous êtes. Et vous n'avez rien pu faire. Non pas parce qu'il n'y avait rien à faire, mais parce que vous n'avez même pas été capable de faire quoi que ce soit. Voilà tout. Ça vous fait une belle jambe. Tout vous échappe et glisse entre vos doigts sans que vous n'y puissiez rien. C'est un peu le coup de grâce, l'impuissance.

     

    Pourtant, sur le moment, vous teniez pourtant bien le coup. Le choc, sans doute. L'incrédulité. Généralement, ça vous réussit plutôt bien. Mais pour la première fois, ça n'a pas duré ; c'était pratiquement instantané. Au début c'était dur, ensuite vous vous êtes dit que ça allait mieux parce que bon, ça ne peut qu'aller mieux, avant de vous apercevoir que ça ne suffisait pas. Ce n'est pas manque d'envie de vous en sortir, pourtant. Mais rien n'y fait. Vous avez la sensation d'avoir volé trop près du soleil pour mieux vous écraser, filant vers le sol en flammes et perdant des plumes un peu partout. Alors bon, on se relève, hein, mais ça ne suffit pas. Les jours passent, et on fini par retrouver une certaine routine, par réussir à s'investir à nouveau dans ses activités favorites, on retrouve presque la vie comment avant. Presque. Car il manque toujours quelque chose. Quelque chose de si puissant, de si incroyable qu'on en reste marqué à jamais. Quant au temps qui passe, il n'efface pas grand chose. C'est un mensonge qu'on se dit en fait, le grand mensonge qui nous permet d'avancer, et auquel on finit par croire. Croire qu'on oublie, qu'on passe à autre chose. Mais tout ne fait que s'accumuler. Et si on peut les mettre de côté histoire de placer un pas devant l'autre à nouveau -l'esprit humain est redoutablement efficace pour cela- il y a des événements, des choses, de situations, des personnes qui marquent définitivement, et qui ne s'effacent jamais. Alors on se dit qu'on peut bâtir dessus, apprendre de ses erreurs, que du coup, les prochaines étapes ne pourront être que meilleures...et c'est le deuxième mensonge. Mais faut croire que ça marche, sinon personne n'arriverait plus à rien.

     

    Mais là, ça ne marche pas comme ça. Pas pour vous, du moins pas pour l'instant. Vous voulez y arriver, mais ça ne fonctionne pas. La douleur est trop présente. Car plus que la tristesse ou la colère, c'est la douleur qui emporte la mise. Cette impression effroyable de se faire arracher une partie de vous, cette partie que vous aviez découverte après avoir baissé votre garde, et qui vous est arrachée comme des lambeaux de chair. Cette douleur que vous ne pouvez pas comprendre et qui vous fait pleurer, hurler dans votre oreiller presque tous les soirs. Qui fait de vous une créature pathétique incapable de décider de modifier votre vision des choses, d'évoluer, de vous y faire. Vous avez pu vous faire à beaucoup de chose au cours de votre vie, mais pas à ça. Parce que vous n'aviez jamais rien connu d'aussi fort. Et d'aussi juste. D'aussi apaisant au point que vous vous étiez en fin trouvé. Et maintenant, on vous l'a pris d'une manière si incompréhensible, si dépourvue de sens que vous êtes bien incapable de trouver la paix. Comment faire la paix avec ce que vous ne comprenez pas ? Tout ce que vous savez, c'est que vous êtes seul alors que vous ne devriez pas l'être, et que l'univers s'est copieusement foutu de votre gueule une fois de plus. D'une manière tellement magistrale que vous n'avez rien vu venir, et qui vous a fait croire comme jamais vous n'avez cru. Qui vous fait croire encore, malgré la douleur, la tristesse et la colère.

     

    Une colère que vous ne savez pas comment exprimer, et qui vous effraie. Parce que vous n'êtes pas de ceux qui veulent garder la colère, ni vous reposer dessus. Mais elle bouillonne en vous, née de cette injustice, de cette manière absurde qu'ont les choses de se terminer. Une colère justifiée que vous craignez de faire savoir. Parce que vous ne voulez pas que ce soit ce qu'il vous reste. Et vous faites tous les efforts possibles pour rester vous-même, pour ne pas vous plaindre, pour tenir le coup... Mais plus le temps passe, et plus c'est difficile. Là, le temps n'arrange rien, il ne fait que vous conforter dans votre opinion. Votre pathétique opinion de crédule, qui vous pousse toujours à croire que la meilleure chose qui vous soit arrivée ne peut pas se terminer ainsi. Votre foi dans cet optimisme maladif qui tient la colère à distance. Mais cette colère, il va bien falloir que vous l'exprimiez. Que vous la fassiez sortir. D'autant, vous le réalisez, qu'il s'agit d'une colère plus que justifiée. Mais alors pourquoi sont-ce la tristesse et la douleur qui mènent toujours la danse ? Avec les regrets, et tous ces souvenirs fantastiques qui vous déchirent la peau et vous retournent les tripes. Et que vous n'échangeriez pour rien au monde.

     

    Au final, c'est la seule force qui vous reste. Le seul fragment de vous que vous préservez, que vous réussissez à conserver. Votre seule force qui est en même temps la source de tous vos maux. Si le fameux mensonge vous suffisait, si vous pouviez oublier, si vous pouviez avancer, vous n'en seriez pas là. Mais vous refusez de vous renier, pas alors que vous avez enfin trouvé ce qui vous apportait plus que tout ce que vous aviez pu obtenir de la vie. Vous n'abandonnez pas, pas comme ça. Vous ne laissez pas gagner la colère, ni l'oublie, parce que ce n'est pas qui vous êtes, et que vous n'y arriveriez pas même si vous le vouliez. Vous devez croire que ça valait la peine. Que ça vaut toujours la peine, plus que tout. Parce que sinon, qui seriez-vous ? Certainement pas celui que vous êtes devenu.

     

    Mais cette force suffit de moins en moins à vous faire garder le nord, même si vous vous y accrochez de toutes vos forces. Pour éviter de hurler plus fort encore dans votre coussin quand la douleur et l'incompréhension vous ravagent. Pour ne pas la perdre, même si il semblerait que ce soit aussi facile et irrémédiable que ça, pour des raisons dépourvues de sens. Parce que vous êtes celui qui n'abandonne pas, qui reste là, qui tend la main, et qui croit.

     

    Au final, c'est tout autant votre faute que le reste si vous vous détruisez ainsi. Mais en même temps, vous ne pouvez pas faire autrement. Il y a trop de souvenirs, trop de beauté, trop de bonheur, trop de possibilités pour les renier d'un haussement d'épaules avec un « Tant pis » en bouche. Vous attendez, parce que vous croyez, et parce que vous croyez, vous attendez. Vous êtes le légionnaire romain qui garde la boîte de pandore, même si ça ne sert à rien, même si c'est en pure perte. Parce que le seul fait que pour une fois ça vaille vraiment le coup, et bien a suffit. Et que si ça se trouve, c'est vous qui êtes la véritable perte plutôt que celui qui perd réellement quelque chose. Rien que pour cette possibilité, vous restez là, ouvert, fidèle à vous-même. Même si ça ne suffit pas, alors qu'il n'y a pas de raison que ce ne soit pas le cas. Mais vous ne décidez pas à la place d'autrui, vous n'avez aucune maîtrise du destin... Seulement, s'il vous fout à ce point sur la gueule, s'il vous fait aussi mal, vous persistez à y croire. Parce que ça vaut tout l'or du monde.

     

    C'est ballot, hein ?

     

  • Les trois mensonges

    Un texte spontané du genre qui vous tombe dessus en pleine nuit comme ça, hop, sans prévenir et sans s'essuyer les pieds sur le paillasson. Où c'est mon humeur du moment qui commande. Autant dire que c'est un peu le bordel... Quelque part, c'est un peu la suite de cette note: http://plumederenard.hautetfort.com/archive/2012/04/07/and-what-about-the-children.html

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    L'homme est assis. Non pas sur un banc cette fois-ci, mais sur son canapé, qui ne ressemble pas tant à un canapé qu'à l'équivalent de la table basse où on dépose « tout ce qui n'a pas encore de place ailleurs ou qui traîne, des fois que ça pourrait toujours servir de l'avoir à portée de main ». Il n'y a pas de rivière, mais un liquide épais qui remplit un large verre. En fond, la télé diffuse une émission qui n'a guère d'importance, elle est là juste pour animer la pièce. Il n'y pas de décors fantastique pour servir de cadre à la rencontre qui va suivre. Rien que la réalité d'un quotidien qui fait ce que les quotidiens savent faire de mieux : se répéter. Il y a quand même des bouquins qui traînent un peu partout, un ordinateur et quelques lignes d'un texte interrompu. Ça, ça ne change pas.

    -Houlà, tu m'en sers un verre ?

    L'homme n'est pas surpris par l'interruption. Il tapote sur le bord de son verre à lui, et en avale une gorgée avant de répondre :

    -Tu sais où c'est, tu peux te servir.

    -Ah, tu n'as pas l'air surpris de me voir.

    Le nouveau venu est arrivé d'on ne sait où, sans barque. Il est plus âgé que l'occupant des lieux, peut-être la cinquantaine, ou plus, difficile à dire.

    -Pas vraiment. Disons que je m'y attendais, d'une manière ou d'une autre. C'est dans ces moments là qu'il me vient ce genre de fantaisie en général. C'est juste que la dernière fois, j'étais plus jeune.

    -Ne retourne pas le couteau dans la plaie. En fait, je crois que je préférerais un verre d'eau. Ce machin là c'est bon mais je te conseille de ne pas en abuser. Ça nous retourne l'estomac, crois moi.

    -C'est marrant, moi qui n'avais jamais abusé de ce genre de machin. C'est un truc de fillette en plus. Et j'ai rajouté du lait. C'est bon le lait.

    -Amen. Bon, alors qu'est-ce qui te mine ?

    -Quelle question...

    -Mhm, laisse moi m'imprégner du décor... De goûter l'ambiance.

    L'homme se lèche un doigt et le dresse dans le vide, tout en regardant soigneusement autour de lui.

    -C'est bon, je vois. Classique. Oh, sympa ce jeu, mais tu t'ennuieras vite, je l'ai jamais fini.

    -Est-ce que j'ai une cabine téléphonique ?

    -Hein ?

    -Pour venir ici.

    -Ah, oui, les histoires de cabines. Ça tient toujours le coup cette série d'ailleurs, vingt nouvelles saisons. Et trois films.

    -Sérieusement ?

    -Ça te plairait ?

    -Carrément.

    -On va dire que oui. Quant à moi, enfin à nous deux, tu sais très bien qu'on a pas besoin de machine.

    -Alors pourquoi t'es là ?

    -C'est comme la dernière fois, on peut dire que ça découle de l'impératif narratif. Un genre de croisée des chemins, un besoin soudain de guide spirituel, une connerie du genre.

    -Super.

    -Si ça se trouve, rien que ton imagination suffit, si c'est pas fou ça !

    -Pas plus que le reste.

    -Bon, d'après ta répartie laconique d'où je sens perler une pointe de cynisme, ton œil qui manque singulièrement d'une petite lueur pétillante et le grand verre de boisson-fillette-mais-avec-du-lait-dedans, je n'ai pas besoin de réfléchir très loin. Et si je suis là et pas un autre, c'est qu'il ne s'agit pas de la nostalgie de l'enfance ou de temps qui passe. Je me...te...enfin je nous situe. Demande moi ce que tu veux savoir.

    -C'est tout ? Je...

    -Tu remarqueras que je ne t'ai pas appelé « jeune padawan » ou un truc comme ça.

    -Heu... Merci ? Oh, tiens, ça n'a rien à voir, mais...

    -Tu ne veux pas savoir ce qu'a donné l'épisode VII, ni les suivants.

    -Pourquoi ? Tu me fais peur là...

    -Y a des trucs qu'il vaut mieux attendre d'expérimenter soi-même, crois moi. C'est comme ça qu'on leur laisse leur chance.

    -J'ai écrit, au moins ?

    -Peut-être que tu as déjà commencé. Dis moi, tu n'aurais pas fini par le déterrer ton dinosaure, par hasard ?

    -En trébuchant sur un bout de tibia entre deux pavés de retour des courses ?

    -Mouais, avec une attitude pareille je saisis mieux pourquoi il n'y a encore aucune bestiole à mon nom dans les musées.

    -Tu n'es pas mieux placé que moi pour le savoir, ça ?

    -Crois moi, je n'ai jamais su grand chose, et ce n'est pas maintenant que ça va commencer. Ça ne marche pas comme ça. Et puis ne change pas de sujet. Qu'est-ce que tu veux savoir ? Vraiment savoir. C'est pour ça que je suis là.

    L'occupant des lieux regarde l'homme plus âgé, comme un miroir un peu étrange. Et occupé à feuilleter un grand livre souple.

    -Ahahah, je me demandais bien où je l'avais rangée, cette campagne. Elle était bien fichue. Je me demande si j'ai eu l'occasion de la faire un jour, tout ça est un peu confus.

    -Quand est-ce... Le jeune s'interrompt, hésitant, avant de reprendre sur un ton plus décidé tandis que l'autre glisse un marque-page dans le manuel et le met de côté.

    -Demande le, vas-y.

    -Quand est-ce que ça s'arrête ? Les pleurs, je veux dire. Et toute cette douleur.

    -Oh, ça va passer, bientôt. Ça finit toujours par passer, répond l'autre. Il sait qu'il ment, mais ce n'est pas grave. Parce que c'est le grand mensonge, et le grand mensonge est la seule chose qui permet aux gens d'avancer.

    -Tu ne pourrais pas être plus précis ? Parce que je ne sais pas si je vais le tolérer encore longtemps.

    -Ne dis pas ça. Regarde, tu as finis par rouvrir tes stores, tu as écrit une page ou deux...

    -Ça ne change rien, n'est-ce pas ?

    -Qu'est-ce que tu veux dire ?

    -Les souvenirs. Quand est-ce qu'ils arrêtent de faire mal, eux ?

    -Surtout les bons hein ?

    -Surtout les bons, ce sont les pires. Quand est-ce qu'ils s'effacent. Quand est-ce qu'on oublie...tout ça ?

    -Avec le temps, ça finit par venir. On pense à autre chose, on met les souvenirs de côté. Faut faire de la place pour les suivants.

    Là, il passe au second mensonge qu'on se dit dans ces cas-là. En vérité on oublie jamais, on accumule. Rien ne disparaît, tout s'empile, et on finit par voir ailleurs. Prétendre qu'on oublie même, c'est le second mensonge qui compte. Et il en sait quelque chose.

    -Et tu vas me dire que l'herbe finit toujours par repousser, que des surprises nous attendent, qu'on revit, tout ça ?

    -Si tu essaies de me demander si on finit par trouver...autre chose, je pense que tu n'as pas envie de l'entendre pour le moment, mais oui. Quelqu'un m'a dit -te diras un jour, enfin je crois, je me perds- qu'on ne peut que trouver mieux à chaque fois. Que chaque étape, chaque nouvelle personne ne peut être que meilleure, parce qu'elle se bâtit sur ce que l'histoire précédente nous a apporté.

    -Si c'est pour me dire qu'on finit par trouver chaussure à son pied...

    -Ne prend pas cet air grognon. Et tu devrais te raser, je me rappelle que ça gratte ces machins-là. Ce que je veux te dire, c'est qu'on finit toujours par trouver...ce qui nous correspond, toujours plus, à chaque fois. Ou alors c'est ce qui nous correspond qui nous trouve le premier. Crois moi, tu n'as pas fini... euh, ben d'y croire.

    Là, le plus âge ne peut s'empêcher de croiser distraitement deux doigts dans son dos. C'est le troisième mensonge. Peut-être le plus douloureux, parce que s'il fait aussi bien avancer que les autres, il a parfois le malheur de se révéler vrai. C'est sans-doute le plus paradoxal de tous.

    -Rien n'est perdu alors ?demande le plus jeune.

    -Rien n'est perdu.

    C'est un autre genre de mensonge. On a beau avancer, une fois qu'on a perdu quelque chose... Même maintenant, il aimerait bien le retrouver, mais ce n'est pas vraiment son affaire. Il est là pour avancer.

    -Très bien. Je comprends tout ça, enfin je crois. C'est logique. Alors pourquoi ça ne m'aide pas ?

    -T'inquiète, ça va venir.

    Oui et non. Le plus âge toussote, et rajuste ses lunettes sur son nez.

    -On dit qu'il vaut mieux tomber d'un pont que tomber amoureux.

    -C'est ça le dernier conseil que tu vas me donner ?

    -Oh, c'est juste un truc qu'on dit. Mais comme je te connais, tu te retrouverais debout sur la rambarde et sur les mains avant même de le réaliser.

    -C'est un très bon pont.

    -C'est ce que tu crois.

    L'ennui, c'est que je suis du genre à y croire pour de bon, se dit le plus âge des deux. Enfin, il n'allait pas s'apprendre ce qu'il savait déjà.

    -Je crois que je t'ai dit tout ce que je pouvais te dire.

    -Pour oublier ?

    -Pour avancer.

    -Ça n'a pas l'air de te faire plaisir.

    Le plus âge hésite longuement à répondre. Puis il se contente d'un sourire triste, qu'il efface au plus vite par un haussement d'épaule.

    -Bah, c'est ce que tu te dis en tout cas. Tu m'en reparleras quand tu seras moi, peut-être que ça aura marché. Des choses plus folles arrivent tous les jours.

    -L'ennui, de se dire ça, c'est que ça va dans les deux sens.

    -Ouais. Ce qui ne m'a pas toujours réussi.

    -C'est parce que cette fois, c'est spécial, hein ?

    -Si tu entends par là que c'est plus unique que tout...

    -Tu t'en souviens encore ?

    -Rappelle toi, les souvenirs s'effacent, et tout ce qui s'ensuit.

    Putain de mensonge numéro deux.

    -Bon. Peut-être que tu trébucheras sur un os de dino en rentrant.

    Cette fois, le plus âgé se fend d'un grand sourire :

    -Ah oui, ça se serait bien ! Tout peut arriver ! L'espoir est notre fléau.

    -Santé !

    Le jeune lève son verre.

    -N'oublie pas de faire gaffe à ton estomac. J'y tiens. Dis, je peux t'emprunter ce manuel ? Ça me rappelle des souvenirs...

    Le plus jeune hoche affirmativement la tête, tout en se disant distraitement quelque chose du genre «Ah tiens, c'est comme ça que je l'ai paumé alors ».

    -Merci. Bon, ben n'oublie pas hein !

    -Y a pas de risques.

    Le plus âge se fige. Ouais, c'est bien mon problème, hein ? Bah, on verra bien.

    Quand le jeune repose son verre, il n'y a personne. Ou alors il y a autant de monde qu'avant, allez savoir. C'est pareil. Il n'y a personne d'autre en tout cas.

    Ça, ça ne change pas. Et pour le reste... On verra bien, se dit-il.

    Après tout, c'est un chouette pont.

    Quelques années plus loin, il y en a un qui se souvient. Qui se souvient qu'on oublie jamais, qu'on accumule, et que l'homme n'avance jamais aussi facilement que lorsqu'il se trompe. Bah, peut-être que tout ça aura changé quelque chose, pour une fois. Bah, allez savoir. Comme il l'a toujours dit, des choses plus folles se passent tous les jours. Et quand il ouvre sa propre porte, sa future porte, il n'a qu'à regarder de l'autre côté. Et voir si tout a changé.

    Ou pas.