Allez, j'essaie toujours de reprendre! Je ne promets toujours pas la même régularité qu'avant, mais je vais essayer de m'y remettre comme je peux. Parce que bon, après tout, ce serait bête de ne pas arriver à la fin, hein?
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Ed Travers n'était pas l'homme le plus heureux du monde. A vrai dire, il se sentait prêt à récolter la palme de celui le plus malheureux, avec un extra dans la catégorie jute apitoiement. Non, il ne méritait pas ça, et l'injustice qui ne cessait de s'abattre sur lui depuis que le train avait pris le départ ressemblait à une mauvaise blague du destin qui ne le faisait certainement pas rire. En fait, si cela n'avait pas toujours été considéré comme une chimère dans sa famille, il aurait sans-doute reconnu là les germes d'une solide dépression. Mais Ed Travers n'était pas homme à se laisser aller ainsi. C'était bon pour ceux qui étaient pourvus d'une personnalité molle, et la sienne était vibrante d'énergie. C'était pour ça qu'il avait obtenu ce poste prestigieux, après tout ! Qu'on lui avait reconnu le droit de superviser tous ces voyages, remettant d'innombrables passagers ébahis entre ses mains expertes. Les passagers, en voilà d'autres qui n'en rataient décidément pas une. Il ne savait pas pourquoi le sort s'acharnait autant sur lui pendant ce voyage, mais il n'avait jamais eu autant de passagers difficiles. Exigeants, autoritaires, plein de questions et si sûrs d'eux, comme s'ils en savaient mieux que lui alors que Travers faisait ce trajet depuis longtemps qu'eux. Et il y avait les militaires bien sûr, avec leur major au foutu caractère. Ce n'était pas la première fois que le train transportait des soldats à Haven, mais ils ne s'étaient jamais mêlés aux civils avant. Et voilà que Canton Adams se pensait en charge comme si c'était son droit, et Grümman n'avait même pas essayé de le contredire, trop heureux de rejouer à nouveau le parfait petit soldat.
Plus personne n'écoutait Ed, de toute façon. C'était comme si l'accident avait été de sa faute, mais il n'était pas responsable pour le moindre fichu imprévu ! Tous l'évitaient comme une sorte de pestiféré, et il ne comptait plus les fois où ce prétentieux d'Adams lui avait dit de la fermer. L'officier avait une lueur dans le regard lorsqu'il fixait Travers qui donnait froid dans le dos à ce dernier. Une lueur de tueur, il l'aurait parié. Puisque c'était comme ça, qu'ils ne comptent plus sur lui ; Ed allait se contenter de s'occuper de lui-même. Qu'ils se débrouillent tous seuls, ces maudits passagers. De toute façon, après tous ces événements, la promotion à laquelle rêvait Travers au départ ne l'attendait plus à Haven. Si ça se trouve, il n'y avait plus rien qui les attendait à Haven, mais il n'aimait pas y penser. Pas plus qu'il n'aimait penser au corps de la vieille femme qui reposait sous ses couvertures de l'autre côté de wagon, ou à l'homme attaché sur son siège. Ed avait croisé le regard de Delgado en retournant s'asseoir, et il n'avait jamais rien vu d'aussi froid et d'aussi... profond. Il essayait de ne plus y penser. Il essayait de ne plus penser à rien, et se contentait de rester dans son coin, loin des autres qui se préparaient pour la nuit, et surtout sans avoir à écouter leurs bêtises. Pour ce faire, il avait enfoncé sa paire d'écouteurs dans les oreilles et réglé au maximum le volume de son petit appareil musical. Ils étaient rares dans l'Hégémonie, et celui-ci lui avait coûté un nombre conséquents de salaires. Non pas que le gouvernement ait quelque chose contre la musique, et chaque foyer pouvait facilement disposer de sa radio, mais les usines avaient d'autre priorités que de répandre les lecteurs portables. Et cette musique qui sonnait à ses oreilles, c'était maintenant la seule chose à laquelle il pouvait se raccrocher. Il savait qu'il devait l'économiser, et il ne disposait que de quelques chansons, mais c'était tout ce qui lui restait. C'était de bonnes chansons, au moins. De très vieilles chansons, qui étaient déjà dans les banques de données des vaisseaux colonisateurs de l'Hégémonie lors de leur arrivée sur Éclat. Des notes et des paroles qui pouvaient remonter au berceau de l'humanité, Travers aimait à se le répéter.
Il sentit qu'on tirait sur son pantalon, au niveau du genou, et il tourna la tête, irrité d'être ainsi dérangé. Il finit par baisser les yeux et vit que c'était la gamine, Lucie Robbins, qui voulait ainsi attirer son attention. Il voulut d'abord lui dire de ficher le camp, mais il n'en eut pas le cœur. Elle se comportait peut-être de manière trop futée pour son âge, mais Ed réalisait à quel point il commençait à se sentir seul, ainsi mis à l'écart. Il sortit un écouteur d'une oreille :
-Qu'est-ce que tu veux ?
-Personne ne vous parle beaucoup, alors je me suis dit que je pouvais m'en charger, répondit la fillette, qui n'était nullement démontée par l'attitude de Travers. Elle ne comprenait pas bien pourquoi les autres tenaient autant à le tenir à l'écart. D'accord, il était agaçant, mais même le gamin agaçant qu'on gardait de l'autre côté de la cour de récréation avait besoin de parler aux gens de temps en temps. Et puis elle était particulièrement intriguée par l'appareil qu'il tenait. Elle pouvait entendre le rythme de la musique à travers les écouteurs. Qu'est-ce que c'est ? De la musique ?
-Ouais, c'est ça. De la musique portable, fit Travers en étouffant un grognement. Elle n'était peut-être pas si futée que ça, pour poser une question aussi idiote. Mais malgré son âge, Lucie était simplement très au fait des convenances, voilà tout. Elle sourit, nullement impressionnée par le comportement de l'adulte. Elle connaissait des enfants qui faisaient pareil, qui se montraient désagréables dans le seul but d'attirer l'attention. Il faut croire que ces enfants grandissaient, eux aussi.
-Super ! On avait une radio, avec maman, mais avec les programmes du complexe. Mais ils passaient plein de musiques différentes, alors ça va. J'aimais beaucoup la vieille musique, celle qui venait d'avant.
-Oh, tu as du goût !
-J'sais pas trop si j'ai du goût. La musique, c'est pas comme le fromage.
-Je mangerais bien fromage, là, se surprit à répondre Travers, rêveur.
-Fondant, sur du pain !
-Je crois qu'il reste des sandwichs au fromage dans les réserves...
-Ils ne sont pas dégueus.
-Non, ils ne sont pas dégueus...
Travers se surprit à sourire, et pour une fois il ne s'agissait pas de sourire large et forcé de commercial. C'était agréable d'avoir une conversation sans que personne ne lui crie dessus, pour une fois. Ce qui était moins agréable, c'était de se dire que les provisions n'allaient pas leur durer éternellement. Mais ils n'allaient pas rester ici beaucoup plus longtemps, l'Hégémonie allait bien finir par faire quelque chose. Et il pourrait alors promettre à cette gamine tous les sandwichs au fromage qu'elle voulait. Le fromage n'était pas la denrée la plus pratique à produire au sein du complexe, à cause du faible nombre d'animaux qui y étaient élevés, mais c'était un luxe qu'on ne refuserait certainement pas à des survivants comme eux.
-Qu'est-ce que vous écoutez ?
La voix de Lucie le ramena à la réalité, une réalité qui ne comportait pas beaucoup plus de fromage, malheureusement.
-Attends, tu vas voir... Il se saisit de l'écouteur qu'il avait ôté, le frotta contre sa manche et le présenta à Lucie, dont le visage s'éclaira. Elle le poussa maladroitement dans son oreille, guère habituée. Il tomba plus d'une fois et elle finit par le maintenir avec un doigt, avant de faire la grimace :
-Houla, c'est un peu fort !
-Ho, oui, pardon.
Travers baissa le volume, et tous deux purent partager une chanson, chacun avec un écouteur.
-C'est très joli. Ça donne... ça me donne de l'énergie.
-Lucie !
De plus loin, la voix de Martha Robbins essayait d'attirer l'attention de sa fille :
-Lucie, on va éteindre, il est temps d'aller se coucher.
-Merci, monsieur le responsable Travers.
La gamine rendit son écouteur à Ed, qui trouvait plutôt agréable qu'un passager l'appelle encore par son titre. Il repoussa la main de Lucie quand elle voulut lui rendre l'écouteur, ôta celui qu'il avait gardé dans son oreille et tendit le tout à l'enfant :
-De la musique, pour passer cette nuit.
-Mais...et vous ?
-Bah, je suis le responsable du train, je vais me débrouiller.
-Merci beaucoup !
Lucie serra l'homme contre elle et courut montrer à sa mère sa nouvelle trouvaille. Martha Robbins contempla un instant Travers avec un haussement de sourcil étonné, mais celui-ci n'en avait cure. Pour la première fois depuis le début de ce maudit voyage, Ed Travers se sentait à nouveau prêt à garder le contrôle. La nuit pouvait venir, demain allait être un autre jour. Un jour meilleur, il fallait l'espérer ; un jour avec plus de fromage.