Lucie n'est pas morte. Espérons que ça va durer!
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-Bien, ne bougez plus, conservez votre équilibre. Bloquez votre respiration le temps de viser.
Martha Robbins ferma brièvement les yeux, le temps de prendre une profonde inspiration, et ne les rouvrit que lorsqu'elle se sentit aussi détendue qu'elle pouvait l'être étant donné les circonstances. En face, elle pouvait voir la porte du wagon où elle se trouvait, celle qui avait té bloquée par l'escouade dans leur périple pour rejoindre les passagers. Au-delà, la mort rôdait et Martha avait l'impression d'entendre ses griffes cliqueter sur le sol froid du train. Cela faisait longtemps que les créatures n'essayaient plus de se jeter contre cet obstacle, mais elles étaient toujours présentes, sifflantes et dangereuses. Le froid, la neige et le vent à l'extérieur, une meute de monstres sauvages à l'intérieur et, dans tous les cas, seul du métal et un système fragile se dressaient entre Lucie et un redoutable danger. Et si elle ne pouvait rien faire face au climat qui se déchaînait, Martha pouvait au moins se préparer au maximum pour protéger sa fille du reste. C'est pourquoi elle avait demandé au major Adams de lui enseigner les quelques rudiments dont il était capable.
-Fixez votre cible, isolez-la du reste du paysage, et gardez encore votre souffle, pour assurer votre stabilité. Attendez...
Canton se saisit des poignets joints de son élève et les releva, ajustant leur position. Martha grimaça, non pas à cause d'un tel contact, mais parce que l'arme de service qu'elle tenait braquée dans le vie pesait bien plus lourd qu'elle en avait l'air. Le pistolet du major n'était pas très grand pourtant, et ce dernier l'avait manié avec la plus grande facilité. Mais pour quiconque n'avait pas eu l'entraînement adéquat, cela restait un objet étrange et guère pratique à tenir en main. Il s'agissait du modèle de base réservé aux officiers de l'Hégémonie, et comme la plupart de son matériel, il était robuste et fiable, bien que guère élégant. Il était surtout fait pour durer, dans une société où les moyens de production étaient limités. Il n'existait pas de modèle plus léger destiné aux civils, pour la simple bonne raison que les armes n'étaient manufacturées que pour les soldats qui les maniaient. Il existait néanmoins un marché noir qui pouvait procurer de telles armes « égarées » à ceux qui y mettaient le prix. Martha le savait, parce qu'elle avait envisagé plus d'une fois de s'en procurer une. Elle avait failli conclure une telle affaire une année plus tôt, mais le vendeur s'était éclipsé en catastrophe avant même que Martha ne tienne l'arme à feu usée dans ses mains. La rumeur d'un contrôle de sécurité avait remonté la foule du vieux quartier, et la jeune femme n'avait pu que se mêler à elle, sans ce pour quoi elle était venue. Et elle n'avait jamais su si cela avait été une bonne chose... Mais aujourd'hui, la question ne se posait plus. Elle avait demandé au major de l'aider parce qu'elle ne supportait plus d'attendre sans rien faire, et que la seule idée d'être incapable de participer à la protection de sa fille la rendait malade. Son ton n'avait de toute façon laissé aucun choix au major, et ils s'étaient éloignés autant que possible du wagon où les autres passagers avaient établi leurs quartiers.
-Gardez les jambes solides et les pieds bien campés sur le sol. Vous en aurez besoin pour gérer le recul, vu que nous n'en avez pas l'habitude. Si vous devez tirer pour de bon, bien entendu. Là, on se contente du pointeur laser. Vous avez la cible en mire ? C'est quand vous le sentez.
Martha se passa la langue sous la lèvre supérieure, signe chez d'elle d'une nervosité qu'elle luttait pour maintenir sous contrôle. Elle redressa légèrement les épaules sous le regard approbateur de Canton, qui lâcha prise, et elle se concentra sur le gobelet en plastique qu'Adams avait posé en équilibre sur la poignée de la porte. Elle sentait tout le poids de l'arme influencer sur sa posture mais la conserva sans ciller. La respiration toujours bloquée, elle compta mentalement jusqu'à trois...et pressa la détente. Un faisceau de lumière rouge jaillit du canon pour venir pointer droit sur le gobelet. Canton n'avait pas jugé bon de décharger à balles réelles à l'intérieur du train sans que cela ne soit absolument nécessaire. Il n'avait pas envie de stresser les passagers les plus sensibles, ou d'agacer plus que nécessaires les créatures ; et puis il comptait bien économiser chacune des balles que l'escouade avait en réserve. Le système de pointeur laser intégré aux armes de l'Hégémonie était utilisé dans la plupart des entraînements sur le terrain, frappant les combinaisons spécialement conçues pour y réagir, simulant de véritables touches et indiquant à leurs porteurs l'instant où ils étaient blessés ou mis hors combat. Ici, Adams n'avait pas de combinaison, seulement un bête gobelet. Il n'était certainement pas conçu pour réagir au pointeur, et il était loin d'être une cible mobile et imprévisible, mais il faisait office de base, et Canton pouvait difficilement enseigner à Martha Robbins autre chose que les bases.
-Bien joué soldat, en plein de le mille. Ce gobelet aurait été un pigeon, et il y aurait eu une balle dans votre arme, ce ne serait plus qu'un tas de plumes voletant dans les airs maintenant !
Canton se fendit d'un sourire appréciateur. Même s'il ne s'agissait que des bases, il trouvait agréable de les enseigner à Martha. Cette femme apprenait vite, et elle était aussi déterminée que les plus redoutables soldats que le major avait eu à côtoyer. Et bien plus dégourdie que la première recrue venue.
-Vous tirez sur des oiseaux, à l'entraînement ? Martha haussa un sourcil réprobateur qui n'avait rien à envier aux regards les plus courroucés jamais vus sur un officier supérieur. Le sourire de Canton s'effaça comme par réflexe, aussitôt remplacé une grimace empruntée.
-C'est une façon de parler, plumes comprises. Enfin, on a des pigeons d'entraînement, mais c'est comme ça qu'on appelle nos petites plate-formes électroniques de ciblage. On les déploie pour...
-Je vous taquine, major. Vous devriez vous en rendre compte, maintenant.
-Beau tir, en tout cas, reprit Canton en se raclant la gorge. Bonne maîtrise de la respiration, maintien impeccable... Ce gobelet n'avait aucune chance.
-J'essaie de ne jamais laisser la moindre chance aux verres que je rencontre, qu'ils servent de cible ou qu'ils soient remplis de whisky. Je ne cracherais pas sur le second, à vrai dire.
-Moi non plus. Oh, Martha ?
-Oui ?
-Vous pouvez baisser les bras, maintenant.
-Oh.
Martha réalisa à quel point elle était encore tendue et relâcha les muscles de ses bras et de ses épaules, baissant l'arme qu'elle braquait toujours sur sa cible. Sur un geste de Canton qui l'invitait à s'asseoir, elle s'installa sur le coin d'une caisse, tandis que le soldat prenait place en face d'elle. Ils échangèrent un bref sourire. Dans ses mains, Martha tournait et retournait le pistolet sans même y penser. Manifestement, son esprit était en proie à des préoccupations qui allaient au-delà de la situation présente, et Adams se demandait s'il devait essayer d'aborder le sujet. Qu'il n'ait aucune réelle idée du sujet en question à aborder ne lui facilitait pas la tâche. Depuis toujours, il avait été un homme d'action plus que de paroles. Les mots lui semblaient souvent...compliqués, capable d'une influence redoutable qui profitait du moindre instant pour échapper à tout contrôle. Et Canton Adams était un homme qui aimait se sentir en contrôle. Que chaque chose soit à sa place et se passe comme elle était censée se produire.
-Vous avez déjà dû tirer ? Sur quelqu'un, je veux dire.
La question de Martha prit Canton au dépourvu, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Il se sentait curieusement gêné, sans réelle prise sur la conversation et où elle allait le mener. Il prit le temps de réfléchir soigneusement, pesant chacun de ses mots avant de les dire.
-Oui. Quatre fois, en tout. L'Hégémonie n'est pas une zone de guerre, mais j'ai participé à plusieurs descentes dans des quartiers difficiles du complexe. Des bandes organisées, ce genre de choses. Un incident domestique qui a dégénéré, une fois, quand je faisais mes classes. Le bras armé de l'Hégémonie : elle n'a que nous quand l'action est nécessaire.
-Et vous avez déjà...
-...tué quelqu'un ? Canton se fendit d'un sourire dépourvu d'humour. Il s'était attendu à cette question précise. Ceci dit, il sentait bien que ce n'était pas une curiosité morbide qui avait poussé Martha à la lui poser. Oui. Ça m'est arrivé. Je n'avais pas eu le choix, et je préfère en rester là. J'estime qu'il n'est pas nécessaire pour moi d'en parler, j'ai fait ma paix avec ça il y a longtemps.
-Je comprends.
Et Canton sut qu'elle comprenait vraiment. Cette femme ne cessait décidément pas de le surprendre. Et de l'intriguer.
-Je ne vis pas dans le pire quartier après tout, hein? dit-elle. Enfin, vivais. Je ne crois pas qu'on ait jamais eu droit à de descente militaire.
-Ça reste très rare. Mais dites moi, Martha, qu'est-ce qui vous a poussé à vouloir tenir une arme ?
-Lucie. Quelle autre raison pourrait-il y avoir ?
-Je m'en doute, mais j'ai le sentiment que ça ne date pas de notre mésaventure actuelle. Depuis que nous sommes bloqués ici, vous faites preuve d'une détermination dont aucun de mes hommes entraînés n'aurait à rougir et croyez moi, ils sont bien entraînés. Une qualité pareille ne se gagne pas en un jour, alors je me demande ce qui a bien pu vous pousser à être ainsi.
-La réponse est la même : Lucie. Ça a commencé le jour où je suis tombée enceinte. Comme toute mère, j'ai su que je devrai tout faire pour la protéger. Il s'avère que j'ai dû le faire dès le début. Je n'ai pas eu le choix.
Martha avait l'air soudain plus fatiguée, et il y avait maintenant quelque chose de hanté dans son regard, et Canton en était troublé. Il ouvrit sa grosse veste d'officier et plongea sa main à l'intérieur. Il en ressortir une petite flasque en acier brillant, qu'il présenta à la mère de Lucie :
-Vous avez mentionné du whisky juste avant. Ce n'est pas tout à fait pareil, et certainement pas aussi goûtu, mais idéal pour les cas d'urgence. Et je nous déclare en état d'urgence.
-Vous aurez mis le temps !
Martha se saisit de la flasque, en ôta le bouchon avec dextérité et but une première gorgée. L'alcool était âcre, mais elle avait connu bien pire. L'espace d'un instant, elle se retrouva projetée dans le petit bistrot où elle avait travaillé tant de soirs ces dernières années, avant de savoir qu'elle pourrait enfin partir pour Éclat en compagnie de Lucie. Elle avala une seconde rasade, avant de passer le récipient au major, qui but à son tour.
-Merci, dit-elle.
-De rien. Vous étiez sur le point de m'en dire plus, je crois.
-Ah bon, sur quoi donc ?
-Sur vous.
-Oui, j'imagine que je ne peux plus y couper maintenant, hein ?
-Je ne compte pas vous tirer les vers du nez.
-Pas d'ordre direct alors ?
-Vous n'êtes pas une de mes recrues. Je ne hurle que sur mes recrues. J'aime bien ça, hurler sur mes recrues. Ça me détend.
-Je suis sûre que j'aurais fait une excellente recrue.
-Sans aucun doute. Mais je pense que c'est vous qui auriez fini par me crier dessus.
-Ou j'userais de mon maintien.
-Pardon ?
-C'est vous qui l'avez dit : j'ai un très bon maintien.
-Oui, euh, c'est...bien. Le maintien.
-Je suis sûr que vous dites ça à toutes vos recrues.
Canton n'était plus sûr de la tournure que prenait la conversation. Il avait laissé Martha dévier du sujet d'origine sans même sen rendre compte, et il réalisait une fois de plus qu'il ne savait pas vraiment comment réagir face à cette femme. Ce qui ne le surprenait guère, quand il y réfléchissait : il n'avait jamais vraiment été très adroit dans ses relations avec l'autre sexe. Les seules femmes qu'il comprenait portaient l'uniforme et, dans ce cas, elle n'était pas plus des femmes que les hommes étaient des hommes : elles étaient des soldats, comme lui. Martha Robbins aurait d'ailleurs fait un excellent officier, il en était persuadé. Elle aurait porté l'uniforme comme une seconde peau, et avec un tel maintien... Canton secoua la tête, décidant de ne pas s'aventurer plus avant dans ces histoires de maintien. Il aurait préféré partir au combat.
-Vous allez la garder pour vous ?
Martha le tira de ses réflexions et désigna la flasque, qu'il tenait encore. Avec un sourire d'excuse, il la lui tendit pour qu'elle en avale une nouvelle gorgée. Elle s'essuya le coin des lèvres et resta quelques instants silencieuse, son regard donnant l'impression de se perdre au-delà de Canton et du train. Puis elle poussa un soupir, presque imperceptible, et Canton se pencha en avant, attentif.
-Il n'y a pas grand chose à dire, commença-t-elle. C'est une histoire vieille comme le monde. Je n'en parle pas, parce qu'il n'y a pas grand chose à en dire, et que ça me rappelle à quel point j'ai pu faire de mauvais choix. Et celui qui vient en tête concerne le père de Lucie. Ce n'est...ça n'a jamais été un homme bien. L'espace d'un court instant, j'ai cru que tout pouvait changer -que je pourrais le changer- mais j'ai eu tort. Terriblement tort. Le jour où j'ai appris que j'étais enceinte, je suis partie, sans lui annoncer la grande nouvelle. J'ai utilisé toutes les ressources à ma disposition -et plus encore- pour disparaître, loin de lui. Cela ne lui a pas plu, et il m'a cherchée. Il ne m'a jamais trouvée, et je crois qu'il n'a jamais appris pour Lucie -dieu merci!- mais il n'a pas fait dans la délicatesse. Il a fini par se faire arrêter, et j'avais alors pensé que je n'aurais plus besoin de me soucier de lui, je pensais qu'il n'allait plus jamais sortir du trou où on l'avait fourré. J'ai eu tort, j'ai fini par apprendre qu'il avait été libéré et j'ai pris peur. C'est à partir de ce moment que j'ai tout fait pour être sur la liste de Haven. Avec son casier, il ne pourrait jamais me suivre là-bas même s'il finissait par retrouver ma piste.
Pendant que Martha parlait, Canton avait repris la flasque et avait siroté quelques gorgées du breuvage. Il attendit que Martha lui fasse signe de lui repasser l'objet pour réagir :
-Cet homme... Il était mauvais à ce point là ?
-Il l'était. Et dangereux.
-Pour qu'il réussisse à vous faire peur à ce point, je n'en doute pas. Je ne vous imagine pas facilement effrayée.
-Je n'avais pas peur de lui...jusqu'à Lucie. C'est seulement à partir de ce moment que j'ai réellement commencé à avoir peur. Et j'ai longtemps cru que c'était déjà trop tard. Le plus mauvais choix, comme je l'ai dit...
-Je ne sais pas... Comme je vois les choses, ce choix vous a apporté quelque chose que vous ne pourrez jamais regretter : Lucie.
-Lucie. Martha sourit, et offrit la flasque au major, qui l'accepta à nouveau. Oui, s'il y a bien une chose que je n'ai jamais regretté, c'est elle.
-C'est une enfant très bien, dit Canton, qui ne s'y connaissait pas vraiment plus en enfants non plus, mais qui avait très vite appris à apprécier cette gamine en particulier. Elle est très courageuse, comme vous.
-Oh, avec elle et moi, je ne sais pas s'il s'agit tant de courage que d'une forme particulière d'inconscience, doublée d'une curiosité insatiable concernant ma fille. Mais oui, elle ne s'effraie pas facilement. Je ne crois qu'elle ait jamais eu peur, vraiment peur je veux dire. Même ses cauchemars n'ont que peu d'effet sur elle. Je ne suis même pas certaine qu'elle en ait vraiment.
-Et vous, Martha ?
-Qui n'en a pas ? Mais vu la situation, j'ai envie de dire que nous en vivons déjà un. Je vais me contenter d'avoir peur des méchants lézards qui rôdent autour de nous, du froid, des prêtres fous et de tout ce qui va avec.
-De ce côté, nous avons de quoi faire...
-C'est pourquoi je suis content que ce soit vous dans ce train, avec nous.
Martha posa une main sur l'avant-bras de Canton, qui s'en sentit plus troublé que jamais.
-N'importe quelle escouade agirait de même, finit-il par dire, peu sûr de lui.
-Je ne sais pas. Pas comme vous.
Elle se rapprocha un peu plus, quittant la caisse qu'elle avait choisie pour s'asseoir. Adams ne bougeait plus, incapable de trouver comment réagir. Avec douceur, Martha caressa d'une main la joue burinée par le temps et les épreuves du major.
-Si nous devons rester coincés ici, je ne voudrais voir personne d'autre en charge...
-A ce sujet... Canton saisit délicatement le poignet de Martha, et chercha son regard. Il poussa un bref soupir ; il allait bien devoir finir par en parler aux passagers du train de toute façon, alors autant le faire maintenant, et commencer avec elle. A ce sujet, il y a quelque chose dont je dois vous parler...