Hop, deux p'tites pages aujourd'hui, même si j'ai eu de la peine à m'y mettre. J'ai l'impression d'avoir véritablement le moment charnière où l'histoire bascule dans une seconde partie, et j'ai un peu de peine à faire le lien... Bah, on verra bien ce que ça va donner!
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Stuart Moore était très occupé de son côté : assis sur une caisse là où le major Adams l'avait laissé, il était en train de se rouler une cigarette. Avec une application qu'il ne réservait qu'à peu de choses dans sa vie, il prenait soin de ne pas faire tomber le moindre brin de tabac. Au sein de l'Hégémonie, fumer était un luxe qui n'était pas toujours regardé d'un bon œil. L'espace cultivable était limité sous terre, et les plantations de tabac n'étaient de loin pas une priorité. Du tabac de synthèse était produit, bien sûr, mais le produit véritable ne courrait pas les rues et trouvait principalement preneurs au sein du Domaine. Et les Moore n'y avaient jamais eu leur quartiers Pour un vice transmis de père en fils, fumer s'avérait être bien plus compliqué que de s'adonner à l'alcool, et Moore avait longtemps dû se contenter de tabac de seconde zone grappillé ici et là dans les ruelles obscures du vieux quartier industriel d'où il venait. Un quartier bien plus ancien et étroit que celui dont venaient Martha et Lucie Robbins. Si le gouvernement prenait soin de ses citoyens pour peu qu'ils y mettent du sien, il ne pouvait pas veiller sur tous ceux qui n'avaient jamais cru bon de faire de leur mieux pour le système. Les laissés pour compte existaient, et Stuart Moore estimait avec indignité en faire partie, comme son père et son grand-père avant lui. C'était pour éviter de devoir prendre un travail éreintant à l'usine que Stuart s'était engagé dans l'armée, mais son service tirait à sa fin et ni lui, ni ses supérieurs ne l'imaginaient faire carrière une arme dans les mains et un sac trop lourd sur le dos. Et les perspectives d'avenir qui s'offraient à lui ne l'enchantaient pas vraiment. Il valait mieux que cela, et ce n'était pas de sa faute si personne à part lui ne s'en rendait pas compte. Et il ne pouvait pas compter sur le major Adams pour placer un mot en sa faveur. L'officier était clairement sur le dos de Stuart depuis que celui-ci avait été affecté à son escouade, et il ne s'était jamais privé pour le faire savoir. Il suffisait de voir comme la seconde promotion au grade de caporal avait été attribuée à cette fillette de Jones plutôt qu'à lui, qui avait pourtant plus d'ancienneté. Stuart aurait été prêt à parier qu'elle avait fricoté avec Adams pour ce faire, si la donzelle n'avait pas été en permanence en train de dévorer Velázquez des yeux. Et en parlant de Velázquez, ce dernier n'était pas mieux qu'une bonne femme, et ce dandy prétentieux ne méritait pas ses galons. Il n'y en avait pas un pour rattraper l'autre, de toute façon : Jung et Ravert passaient tellement de temps ensemble que cela en devenait fichtrement suspect, et il n'y avait pas pire que la prétendue intégrité dont faisait preuve ce coincé d'Adams. Les types droits étaient les pires, parce qu'ils se cachaient leur vraie nature. Stuart, lui, n'avait jamais eu le moindre doute sur qui il était. Il n'avait pas de temps à perdre avec ça.
-Une foutue bande crétins, grogna-t-il, la langue au coin des lèvres tandis qu'il entreprenait de rouler la feuille de sa cigarette.
Il avait réussi à ne pas gâcher de tabac, et il était plutôt satisfait. D'autant qu'il ne s'agissait pas de cet ersatz synthétique, mais du véritable produit. En tenir une poignée dans la main revenait presque à être en possession d'une petite fortune. Et Stuart Moore aimait cette sensation au moins autant qu'il aimait la voir partir en fumée au bout de ses lèvres. Parce qu'il savait qu'il y en aurait beaucoup d'autres désormais, maintenant que quelqu'un voyait sa juste valeur. Une valeur élevée, comme de bien entendu. Et il n'avait même pas eu à lever le petit doigt : tout ce qu'il avait eu à faire, c'était s'arranger pour que son contact ait libre passage. Rien de plus. Maintenant, il n'avait plus qu'à attendre, au même titre que les autres passagers. Ce n'était pas un gros sacrifice, quand il songeait à la récompense. Et puis cela lui plaisait, de voir ces crétins perturbés à ce point, ça allait leur apprendre, tiens, à s'affoler pour si peu. Bien sûr, Adams et les autres avaient des soupçons, mais c'était dans leur nature, et ils n'étaient pas portés sur Stuart qui, de toute façon, n'avait techniquement rien fait. Ses mains étaient propres, et elles sentaient bon le vrai tabac. Que ses collègues cherchent leur fantôme, cela les occuperait. Moore allait se contenter de rester assis bien tranquillement dans soin coin.
Satisfait de son œuvre, il leva sa cigarette pour l'examiner sous toutes les coutures avant de sortir son briquet. Il dût s'y prendre à plusieurs fois pour l'enclencher, et se dit qu'il lui faudrait investir dans un nouvel appareil une fois rentré. Après tout, il en aurait enfin les moyens, et il n'avait pas l'intention de lésiner. Enfin, une flamme embrasa la cigarette et le soldat la mit à sa bouche, tirant avec un plaisir non feint sur sa première bouffée depuis plusieurs heures avant même le départ. Adams n'aimait pas que Stuart s'adonne à son petit plaisir lorsqu'ils étaient en service ; il ne l'avait pas interdit, mais sa désapprobation n'avait pas besoin de mots. Et puis Adams n'aimait rien qui ressemble de près ou de loin à quelque chose d'amusant, de toute façon. De plus, Sungmin ne manquait jamais une occasion de rappeler à Stuart à quel point son pêché mignon était préjudiciable pour sa santé et celle des autres, et Stuart en avait plus que ras le bol de tous ces prêchi-prêcha. Vivement qu'il soit débarrassé de tous ces idiots intolérants. Après tout, il n'avait qu'à prendre son mal en patience... Un bruit sourd le fit soudainement sursauter, et Stuart lâcha sa cigarette sous l'effet de la surprise. Elle tomba sur le sol où elle s'éteignit et s'ouvrit sous le choc, répandant son précieux tabac sur le sol.
-Merde, c'est quoi ces conneries ?
Stuart jura encore à voix basse, tandis qu'il se baissait pour rassembler les restes de la cigarette. Il rangea le tout dans une poche de poitrine, qu'il tapotait machinalement en regardant autour de lui d'un air soupçonneux. Il ramassa le fusil qu'il avait posé contre la cloison, et tendit l'oreille. Il y eut un autre bruit, plus léger, comme un raclement, mais il ne venait pas de ce wagon. Bougonnant, le soldat se dirigea vers la porte que Paul Ravert avait ouverte tout à l'heure :
-Les gars ? Il y a quelqu'un ? Velázquez, c'est encore une de vos conneries ? C'est pas drôle. Ça l'est jamais, bon dieu ! J'ai foutu en l'air une sèche à cause de ça !
Pas de réponse. Stuart poussa la porte et ne vit rien dans le couloir qui continuait plus loin, éclairé par la lumière plus faible de néons en piteux état. Tous n'avaient pas bien supporté le choc. D'ailleurs, c'était encore un boulot mal foutu, cette histoire. L'avantage, c'était qu'on ne pourrait lier Stuart à tout ce foutoir.
-Les gars ?
Toujours aucune réponse. Le bruit avait été si diffus, et Stuart si surpris, qu'il n'était pas sûr d'où il venait. Peut-être même qu'il l'avait imaginé. A rester assis dans un wagon vide, rien d'étonnant à ce que l'on finisse par imaginer des trucs. Mais il avait été soldat assez longtemps pour en retirer quelques réflexes vaguement professionnels. D'un pas traînant, il fit demi-tour et traversa la voiture de marchandises, dont les caisses et les paquetages avaient tous été repoussés sur les côtés. Il poussa sans plus réfléchir que cela une porte pour pénétrer dans la voiture d'après. Il fit quelques pas et s'apprêtait à faire demi-tour, avant qu'un nouveau bruit ne le fasse s'arrêter net. Avec un soupir résigné, il continua d'avancer jusqu'à la porte suivante. C'était probablement quelques caisses mal rangées qui s'étaient écroulées, ou quelque chose dans ce genre là. Mais il ne voulait pas avoir Adams sur le dos pour négligence, et plus vite il vérifiait, plus vite il pourrait retourner fumer... Il se mit soudain à frisonner, comme si la température avait chuté dans ce nouveau wagon, et il comprit rapidement pourquoi : une ouverture se découpait dans la cloison, laissant entrer l'éclatante lumière de l'extérieur et le froid qui l'accompagnait. Une sorte de sas, probablement une ouverture de secours. Stuart en avait repéré plusieurs depuis qu'il était monté dans le train, et son contact lui en avait parlé. Fort heureusement, elles n'avaient pas été nécessaires pour accomplir leur plan, ou du moins Stuart l'avait cru. Il doutait que le sas se soit ouvert tout seul, en tout cas... Il enfila sa cape isolante autour de lui et remonta le col de sa combinaison militaire avant de s'approcher. Peut-être que c'était la porte du sas qui avait causé ces bruits, claquant sous la force du vent. Mais cela ne semblait pas être le cas, elle était crochée contre l'extérieur pour éviter ce genre de désagrément.
Un autre bruit, une sorte de raclement, se fit entendre. Comme si quelqu'un -ou quelque chose- traînait sur le sol. Et pour ne rien arranger, les lumières étaient mortes dans ce wagon, et il n'y avait que la lumière provenant du sas pour permettre à Stuart de voir quoi que ce soit à l'intérieur. Comme le fait qu'une porte de plus était grande ouverte, celle qui menait à la prochaine voiture. Dehors, le vent souffla de plus belle, et Stuart dut tendre l'oreille pour tenter de percevoir un autre son. Plus lentement, il continua d'avancer, laissant le sas derrière lui, jusqu'à la jonction... et crut voir quelque chose de gros s'y découper brièvement avant de disparaître aussitôt.
-Qui va là ? C'est vous ? Ou est-ce qu'il y a quelqu'un d'autre dans le coup ? On ne me dit jamais rien, à moi...
Mais malgré l'assurance qu'il essayait de projeter dans sa voix, Stuart se sentait de moins en moins rassuré. Semblable à celui des rongeurs les plus persistants, son instinct avait toujours sur lui souffler quand quelque chose ne tournait pas rond et qu'il était tant de quitter le navire. Ou le train. Nerveusement, il effleura le communicateur à sa ceinture, hésitant à appeler le reste de l'escouade. Mais il ne voulait pas le faire avant d'en avoir le cœur net, à moins que cela ne soit absolument nécessaire. Il glissa la tête dans le passage entre les voitures... et se retrouva nez à nez avec quelque chose qui jaillit de la pénombre. Un juron au bord des lèvres, Stuart se précipita en arrière et tira la porte à lui ; elle ne referma pas correctement mais permit au moins au soldat de gagner du temps, ébranlée par le choc sourd de la chose qui venait de s'écraser contre elle. Moore n'avait jamais rien vu de pareil, et il sut que cette image resterait gravée en lui jusqu'à la fin de ses jours. Il se mit à reculer, sou le choc, tenant son fusil d'une main tandis que de l'autre, il essayait de décrocher son communicateur. Jusqu'à ce qu'il entende quelque chose d'autre, comme un grondement qui sifflait dans son dos. Lentement, de la sueur lui coulant sur les yeux, il se retourna. Il y avait une autre de ces choses derrière lui, elle avait dû entré par le sas. Comme l'autre, plus loin.
Stuart Moore se mit à hurler.