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Et oui, j'ai ouvert un nouveau blog, qui rassemblera mes historiettes passées et futures du petit univers fictif que je me suis constitué! Comme ça, cela leur donnera une plus grande cohésion et une meilleure lisibilité, sans être interrompues par un article sans rapport où je déclame mon amour aux séries télévisées, par exemple.
L'adresse de ce nouveau camarade, donc: http://troisheurestrente.over-blog.com/
Sur un banc, un homme est assis. Il regarde la rivière qui s’écoule en contrebas, tout autour de lui, silencieux si ce n’est un grommellement inintelligible ici ou là. Le banc est sur une petite île au milieu de l’eau, et une barque jaune est échouée sur son bord. Sur la rive derrière lui, autour du banc, des piles de livres, certains en bon état, d’autre non. Un petit vent fait parfois tourner leur page et, dans le fond, le squelette grandeur nature d’un tricératops prend la poussière, quand il n’en devient pas lui-même. Une corne est déjà tombée, et on a dessiné sur sa collerette. Par terre, dans l’herbe, entre deux Mickey Parade, un Picsou magazine et le cadavre d’une bouteille de ketchup git un vieux game-boy (1) allumée, trois lignes parasitant un écran fatigué.
Sur l’autre rive, en face, le spectacle est bien différent. Des piles de papiers s’élèvent en autant de tours fragiles, et des feuillets se dispersent allégrement aux quatre vents. On y retrouve une voiture rouillées, sans roue, qui n’a manifestement jamais servi et ne servira jamais, comme un symbole usé. Il y a aussi des livres, rassemblés autour de la lumière d’un écran d’ordinateur comme des voyageurs frigorifiés devant un feu. Jaillissant du sol comme autant de champignons, des portes sont visibles un peu partout. Certaines entrouvertes, d’autres closes, et certaines carrément barrées. Au milieu de la paperasse, les seuls éléments plus nombreux que les portes sont des panneaux de signalisation, chacun porteur d’une nouvelle interdiction ou d’une obligation supplémentaire, qui se contredisent régulièrement les unes les autres.
Un discret clapotis retentit derrière lui, et l’homme tourne la tête. Descendant d’une autre petite barque jaune, sur laquelle sont collés des autocollants fantaisie détrempés, un enfant met pied à terre. Les cheveux en brosse et des lunettes qui paraissent presque trop grandes pour lui sur le nez, il a l’air timide, mais plein de vie.
« Ah, c’est toi. » dit l’homme. « Ca faisait longtemps. » L’homme n’a pas les cheveux en brosse, mais il porte aussi des lunettes. Une barbe de quelques jours lui mange le visage. Il a les même yeux que l’enfant.
« Ca fait longtemps. Tu m’évites ? » demande candidement le gamin en se hissant sur le banc aux côtés de l’homme. Sur son t-shirt, il y a le dessin d’un tricératops. Enveloppé dans sa veste en cuire, l’homme sourit à cette vue. Puis il prend quelques secondes pour réfléchir, avant de répondre :
«Non. Enfin, pas vraiment. Je ne sais pas. » Il soupire puis, comme animée d’une pulsion soudaine, ébouriffe les cheveux du gamin. « Ils n’ont pas tant changé que ça. »
« Non ? Pourtant, je sais me coiffer, moi. » Le visage du gosse se fend d’un grand sourire.
« Ca non plus ça ne va pas changer. » dit l’homme en pointant les dents du doigt. « N’écoute pas ces histoires qu’on te raconte sur le besoin de se les brosser trois minutes trois fois par jour. Ce sont des conneries. Crois moi, t’en auras pas besoin. Si y a bien un truc sur lequel j’ai toujours pu compter, ce sont mes dents. »
« Seulement tes dents ? Tu dis ça parce que t’es un peu gros ? »
« Hé ! » Une brève pause, puis un grognement. « T’as pas tort. Mais j’essaie de me maintenir. »
« Tu fais du sport, toi ? » Le gosse a les yeux gros comme des soucoupes derrière ses lunettes.
« Bien sûr que non, ne sois pas stupide ! Je me balade un peu, je marche… Je promène le chien, tout ça ! »
« Woah, un chien ? Le bol ! J’ai qu’un chat, moi. Omar, il s’appelle. Mais tu le connais. Ce gros patapouf. Comment il va ? »
L’homme se tait, et l’enfant semble comprendre.
« Ah. C’est bête. Mais au moins, t’as un chien, c’est trop cool ! Les parents ils voudront jamais ! »
« Et pourtant, si tu savais. »
« Et est-ce qu’on peut avoir un dinosaure maintenant ? Cloné, comme dans « Jurassic Park » ? »
« Non. Comme quoi, le futur, c’est du pipeau. »
« J’ai même pas pu le voir au ciné, « Jurassic Park », Mami trouve ça trop violent. »
« Bah, tu verras les autres. »
« Va y avoir des suites ? Cool ! Elles sont bien ? »
«Il paraît que non, mais pour te dire, j’m’en foutais. Tant qu’il y a des dinos, c’est cool. »
« C’est poussiéreux, la paléontologie. Et on trouve pas tant de dinos que ça. Et c’est crevant je crois, comme du sport. »
« Tun’as pas découvert le philipposaure alors ? »
«Et bhé, tu parles d’une imagination débordante… Si je trébuche dessus dans le gazon, je te dirais. »
« Le gazon, derrière l’immeuble ? Tu joues encore dehors avec les voisins ? Hier, on a joué à sauver la terre, c’était cool ! »
« Ces temps, je sauve plutôt la terre sur l’écran de télé. »
« Avec une super-nintendo ? »
« Presque… Mieux, je crois. Même si j’en suis pas si sûr, finalement… D’ailleurs, prépare toi psychologiquement à endurer la fin de « Mass Effect 3 » ».
« C’est quoi comme jeu ? »
« Tu verras bien. En tout cas, tu ne pourras pas dire que je ne t’ai pas prévenu… »
« Moi, j’arrive toujours pas à finir « Jurassic Park » sur mon game-boy. »
« Ah, j’y suis arrivé ! Ca m’aura pris dix ans, mais quand même ! »
« Woah, t’es trop fort ! »
Le gamin se tait un instant, ses petites jambes se balançant au-dessus du sol, puis demande soudain :
« Si t’es pas paléontologue alors, tu fais quoi comme travail ? Tu écris des livres ? »
«Non plus. J’aurais bien aimé. Un jour peut-être… »
« Ca veut dire quoi, de dire « un jour peut-être » ? »
« Un truc de vieux. »
« T’es vieux, c’est vrai. Au moins vingt ans ! »
« Vingt-cinq. »
« Aïe ! Mais… J’ai toujours pensé que j’allais mourir avant d’avoir vingt ans. »
« C’est parce que t’arrives pas imaginer les avoir, c’est tout. »
« C’est cool aussi, de pas mourir. »
« Tu l’as dit. »
« Bon, si tu déterres pas de philipposaure, si t’écris pas de livres, tu fais quoi ? Un truc ennuyeux d’adulte ? »
« Non plus. C’est… compliqué. »
« Tu parles comme un adulte ! »
« Je sais, c’est terrible, hein ? »
« Tu peux demander à Mick de t’aider, c’est ton meilleur ami, il saura lui ! »
« Je ne l’ai pas vraiment revu depuis des années. »
« Mais… Hier encore on jouait aux légos ! »
« Bah, c’est comme ça. Ceci dit, il y en a d’autres, maintenant. »
« Ils sont sympas ? Est-ce qu’ils aiment« Friends » ? »
« Ils sont bizarres, et mieux que sympas. Et « Friends » c’est fini, aussi. Mais y a d’autres séries, tu sais. »
« Est-ce que Ross et Rachel ils finissent ensemble ou pas ? »
« Je ne vais tout de même pas te gâcher la surprise ! »
« Bon, si tu es pas mort, ça veut dire que tu es marié ? »
« C’est vraiment ce que t’imagines ? Mort ou marié, sans alternative ? »
« Ben quoi ? Quand on est grand on tombe amoureux, on se marie, on fait des enfants… »
« C’pas près de m’arriver. »
« Bah t’as déjà été amoureux quand même ? »
« Et toi ? »
« Bof, j’crois pas. Comment tu dis, euh… « Plus tard peut-être » ? »
« Touché. Oui, j’ai été amoureux. »
« Et c’est bien ? »
« C’est compliqué. »
« Pffff, t’es pas marrant. »
« Raaah, bon… Oui, c’est bien le temps qu’ça dure. »
« T’aurais pu faire des bébés alors ! »
« Ahem. C’est… »
« Compliqué, je parie ? T’es tout rouge, c’est à propos du sexe, c’est ça ? J’ai pas encore compris pourquoi ce machin rend les gens bizarre. »
« Bah, c’est assez surfait, finalement, comme pas mal de trucs d’adultes. »
« Comme les voitures ? »
« En… quelque sorte. Peu pas dire, j’ai jamais conduit. »
« T’as raison, ça sert à rien. »
« Yep. »
« Bon, alors, si je comprends bien… » L’enfant se met à compter sur ses doigts : « T’es pas paléontologue, t’as pas écrit de livre, t’as pas d’amoureuse, t’as pas de voiture… T’es sûr que t’es un adulte ? »
« Non. Les autres sont sûrs pour moi, en général. »
« Au moins t’as une barbe, c’est cool. J’ai toujours rêvé d’avoir une barbe. »
« Hé, je ne pouvais pas TOUT foirer ! »
« Pourquoi tu dis ça ? Y a des trucs cool quand même ! »
« Oh, je ne dis pas le contraire. C’est juste… »
« Pas ce" que j’avais imaginé ? »
« Voilà. »
A nouveau le silence, rompu par le clapotis de l’eau. Et puis l’homme reprend :
« Est-ce que tu te souviens de Saas-Fée ? »
« Bah oui, quelle question ! J’y vais tous les été avec maman. Tiens, regarde ce que j’ai trouvé en promenade là-bas ! »
L’enfant joint les mains en coupe comme pour cacher quelque chose, et quand il les rouvre, une sauterelle agite ses antennes dans sa paume.
« Elle était au milieu de la route, alors je l’ai prise pour la mettre dans l’herbe. Pour ne pas se faire écraser. » Le visage du môme est rayonnant, et l’homme ne dit rien. Sa poitrine se secoue brièvement.
« Tu pleures ? » demande l’enfant.
« Non. Enfin oui, un peu. J’avais oublié la sauterelle… Dire qu’aujourd’hui, j’ai peur d’une mouche si je ne la reconnais pas comme telle ! »
« Moi j’ai peur que des guêpes. Pourquoi la sauterelle te rend triste ? Tu pourras en trouver d’autre l’été prochain, à Saas-Fée.
L’homme semble sur le point de dire quelque chose, puis se tait. Il y a des choses qu’il vaut mieux éviter de raconter avant leur temps.
« Et puis avec Papi et Mami, on ira à la mer, encore ! J’adore y aller, et puis traîner dans les kiosques, en France, avec les bd et les livres ! » continue joyeusement l’enfant. « C’est chouette, d’avoir deux vacances. Bon, parfois je me demande si en avoir trois ce serait pas encore plus cool… » Le petit se tait à nouveau, soudain plus sérieux : « Et lui, tu en sais plus ? »
« Non. Je n’y ai jamais beaucoup pensé. J’ai un Papi, quel besoin d’un père ? Du moins c’est ce que je me disais encore il y a peu, mais maintenant… »
« C’est compliqué. »
« Yep. »
« Bon, et bien je vais y aller alors. Ce soir, on mange du jambon madère ! T’aimes toujours le jambon madère au moins ? »
« J’adore ! »
« T’as intérêt ! » Le gosse se lève, court vers le bord de l’ilot, puis revient. Il prend les mains de l’homme et y dépose la sauterelle : «Tiens. Pour plus que t’oublies. Repenses-y quand t’es triste comme ça ! »
« Merci. Et… Je peux te montrer quelque chose ? »
L’enfant hoche la tête et l’homme, de la main qui ne renferme pas délicatement la sauterelle, ouvre sa veste de cuir. Dessous, le t-shirt est décoré d’un tricératops.
« Génial ! » réagit le gamin. Tous deux se regardent quelques instants, sans mot dire, et le petit de rompre le silence :
« Alors, tu vas traverser pour de bon ? »
« J’sais pas trop. »
« Bah oui, t’es pas mort, et t’es déjà tout vieux ! Peut-être qu’il y aura des trucs biens ! D’autres amoureuses, et même mieux… »
« …des clones de dinosaures ! » s’exclament-ils tous deux à l’unisson, en riant.
« Je verrai. Pour le moment, je vais rester encore un peu sur mon île, j’n’y suis pas trop mal… »
« Bon, et bien à plus ! J’espère qu’on se reverra plus vite que la dernière fois ! »
« Moi aussi… Amuse toi bien ! Caresse Omar pour moi. »
L’enfant sourit, acquiesce, monte dans sa barque, se met à ramer et disparait sur la rive, derrière. Devant lui, l’homme regarde, et reste assis. Comme toujours, il a un peu d’avancer, peur de ce qu’il est devenu et, plus que tout, de ce qu’il pourrait devenir.
Mais maintenant, il se souvient de la sauterelle, qui chante dans sa main. Un simple souvenir, qui lui fait se dire une chose très importante : l’enfant qui courait sur les routes de Saas-Fée pour en sauver les sauterelles pourrait bien grandir, finalement. Devenir quelqu’un de pas trop mal un jour…
Hop, une nouvelle historiette! C'est fou, avec cette saga des historiettes, j'ai quand même l'impression de passer pas mal de temps à écrire une des vies que j'aurais bien aimé avoir... Oui, parce que vous le précisez une fois de plus, hein: les historiettes (de la catégorie du même nom sur le blog) ne sont pas autobiographique. Vous n'êtes pas en couple, vous n'écrivez pas de bouquin, vous n'avez pas de chat mais un chien, et... bref, vous aurez compris. Bon, par contre, chaque historiette ou presque part d'une ambiance, d'une réflexion, d'une petite ou d'une grande chose qui m'est arrivée un jour ou un autre mais, au final, il ne s'agit ni plus ni moins qu'une vie romancée que je pourrais m'imaginer vouloir vivre. Du coup, c'est un peu bizarre, comme exercice. Cathartique en un sens, mais pas toujours confortable. Peut-être que je devrais plus me donner les moyens de vivre une vraie vie, plutôt que d'en écrire les mots. Mais en même temps, je pense que j'arrive encore à considérer ces historiettes comme une bête oeuvre de fiction. Bon, je réfléchis trop, je crois... Mais, sans trop savoir pourquoi, j'avais envie de clarifier tout ça, ne serait-ce que de le mettre par écrit pour moi. Voilà, c'était la minute bloggique du jour; maintenant, place à la nouvelle historiette (et non, ce n'est parce qu'elle se termine bien que tout va magiquement bien dans ma vie à moi; j'avais juste envie d'imaginer ce que l'on pourrait ressentir à ce moment là!^^):
"Vous tapotez nerveusement l’accoudoir de votre fauteuil gris habituel, véritable piège tellement il est confortable. Vous aimeriez bien croire que vous lui êtes unique, et qu’il n’y a que les courbes de votre corps qu’il épouse avec autant de talent, mais vous savez pertinemment qu’il s’agit d’un fauteuil facile qui n’hésite pas à faire de même avec chacun de ses occupants tout en les faisant se sentir unique. Après tout, vous n’êtes pour lui qu’une paire de fesses parmi tant d’autres. Cela froisse un peu votre égo postérieur, mais vous avez fini par accepter la vérité. Et puis, à bien y réfléchir, c’est sans doute ce qu’on attend là d’un bon fauteuil de psychiatre. Enfin, de patient de psychiatre; votre thérapeute, lui, est installé sur une chaise de bureau à roulettes flambant neuve dont les roues se lancent joyeusement dans une mélopée pour souris asthmatiques castrées à chaque fois qu’il change de position. Vous en êtes d’ailleurs à vous demander comment diable castrer une souris quand les deux syllabes que vous redouter le plus sortent de la bouche de psy :
« Hon hon. »
Instinctivement, vous vous redressez sur votre siège et tournez la tête pour regarder dehors, ce que vous regrettez aussitôt quand le soleil fait fondre vos yeux. Vous grimacez, autant sous l’effet de l’éblouissement que de l’abime de perplexité dans lequel psy arrive à chaque fois à vous plonger avec deux syllabes qui ne forment même pas un mot reconnu par la langue française, ni celle d’une autre planète d’ailleurs. D’autant que les rayons qui tapent à travers la vitre vous font cuir dans cette chaleur atroce qui se répand depuis le milieu de la matinée. Vous n’êtes pas dans les premiers jours du printemps, vous êtes sur la surface du soleil… Vous n’avez jamais aimé la chaleur. Enfant déjà, où pour vos petits camarades l’été signifiait les joies des jeux en plein air, vous préfériez rester à l’ombre en permanence, quémandant la moindre sensation de fraicheur. La chaleur a tendance à ralentir votre esprit, à vous faire somnoler, et vous n’avez jamais autant d’énergie que les jours blancs et froids de l’hiver. Au printemps, en été, il n’y a que les jours d’orage, de vent et de pluie, où le ciel se part de cette curieuse mais stimulante couleur gris-électrique, où vous vous sentez à votre affaire. Où vous vous sentez revivre après de trop longues journées accablées d’une chaleur écrasante. Oui, que ne donneriez-vous pas en cet instant pour un voile de nuage et un coup de tonnerre, signe avant-coureur du bienvenu changement de température qui remettra votre esprit en route. Vous réfléchissez mieux que jamais par temps frais et couvert, et plus d’une page blanche a été noircie en même temps que les cieux. Mais là tout de suite, le soleil vous nargue, et vous avez la très nette impression que le dos de votre t-shirt est en train de fusionner avec le dos de votre fauteuil favori.
« Hon hon ? » Cette fois, psy accompagne sa voix d’un curieux haussement de sourcils par-dessus ses lunettes en demi-lune. Vous avez horreur de ça ; des « hon hon » et des haussements de sourcils, parce que les lunettes en demi-lune, vous trouvez ça plutôt chouette. Psy doit être la seule personne que vous connaissez à en porter, de celle qui sont en plus retenue autour du cou par une petite cordelette noire. Avec ses vieux pullovers élimés, sa veste de cuir marron aux coudes renforcés et ses baskets rouges donnant l’impression d’avoir précédé l’invention des, et bien, des baskets elles-mêmes, autant dire que psy a un air des plus particulier. Lors de votre premier rendez-vous, vous en étiez resté bouche bée tant il représentait fidèlement l’image du psychiatre type que vous aviez en tête. La pipe dans la bouche en moins ; à votre grand désespoir, vous ne l’avez vu fumer ainsi. Mais vous ne désespérez pas. Non, ce que vous désespère, on l’a dit, c’est la manière qu’il a d’attendre de vous que vous continuiez la conversation alors que vous n’avez absolument aucune idée de ce que vous pourriez bien avouer, là, tout de suite. Au début, cela vous agaçait profondément parce que vous aviez la fâcheuse impression de devoir faire vous-même le travail de psy à sa place. Maintenant que vous avez appris à comprendre ce processus, cela vous agace profondément parce que vous finissez toujours par dire n’importe quoi dans l’espoir fou de combler ce silence qui vous rend fou, mais un n’importe quoi qui, une fois rigoureusement disséqué par psy, se trouve être la manifestation farfelue d’une de vos angoisses les plus profondes.
Pourtant, aujourd’hui, rien ne vous vient. Vous avez beau vous creuser la tête avec l’équivalent mental de tractopelles freudiennes, aucune peur irraisonnée ne remonte à la surface tumultueuse de votre psyché, aucun souvenir traumatisant, pas même le moindre petit regret enrobé de culpabilité. Vous accusez à demi-voix la chaleur dans un grommellement que psy s’empresse de coucher sur son calepin avec le « scritch scritch » habituel de son crayon à papier dont il ronge l’extrémité entre deux prises de notes. Tout ceci est des plus étrange : d’habitude, le moindre « hon hon » finit par vous emporter sur des torrents de frustrations passées, d’angoisses présentes et de fantasmes inavoués et futurs. Ou alors, il vous pose des questions sur vos bouquins en route et, plus souvent encore, sur votre couple qui le passionne. Il y voit une sorte de dynamique fantasque mais tout à fait fascinante selon lui, et il ne se lasse pas de vous écouter narrez les aventures simili-conjugales du quotidien. Mais là aussi, vous ne trouvez rien à redire. Vous doutez fortement que même psy trouve de l’intérêt à la désagréable habitude de la femme de votre vie à poser systématiquement sa brosse à dent dans le gobelet vert alors que le sien est le bleu, nom d’une pipe, vous le lui avez déjà dit mille fois (au moins). Les disputes sont rares ces derniers temps, d’autant que vous vous prenez rarement tous les deux la tête sur des sujets sérieux ; concernant ces derniers, vous êtes généralement accordés. D’habitude, le ton monte lorsque vous êtesincapables de vous mettre d’accord si les hérissons sont morts écrasés avant ou après que les bébés souris soient emportés par un rapace dans « Les Animaux du Bois de Quat’Sous », ce dessin animé qui aura traumatisé une génération entière d’enfants apeurés dans toute l’Europe (ce dessin-animé ayant un décompte de morts à l’écran au moins deux fois plus élevé que celui de « Rambo »). La dernière fois, vous étiez retourné deux jours chez sa mère après avoir claqué la porte. Un détail qui avait fortement intéressé psy : il faut savoir que vos parents à vous, depuis qu’ils sont à la retraite, ont non pas un emploi du temps de ministre mais de trois de ses collègues et passent leur temps à voyager, aussi ce sont vos beaux-parents qui ont décidé de vous recueillir lors de vos tempêtes ménagères. Notamment parce que votre bien aimée et sa mère sont incapables de rester dans la même pièce plus de dix minutes sans rejouer la bataille de Waterloo au bruit de bouches, et que la belle-maman en question prend donc systématiquement votre parti. De toute façon, lors d’une dispute, celle avec qui vous partagez votre vie refuse catégoriquement d’être celle tournant les talons, en profitant pour vous rappeler perfidement qu’elle participe un poil plus au loyer que vous. Alors vous retournez chez sa mère un jour ou deux, où vous dévorez de bons petits plats tandis que votre compagne s’ébat joyeusement dans un appartement vide et peut enfin se passer de faire son tour de vaisselle (vous êtes maniaque ; pas elle). Et puis vous finissez rapidement par revenir avec une moitié de gâteau au chocolat maternel, un des rares dons de sa génitrice qu’elle ne prend pas en grippe par pur principe d’opposition. De tels écueils mis à part, votre vie à deux se déroule des plus agréablement, emplie d’un romantisme bien particulier propre à elle et vous, où le summum d’une soirée romantique consiste à passer une soirée l’un contre l’autre sur le canapé devant les séries du jour, ou chacun un livre sur les genoux. Lors de votre dernière Saint-Valentin, vous aviez accepté de succomber à la pression populaire de cette fête des amoureux en achetant chacun un l’autre un roman, que vous dévoriez avec entrain le soir même, de même qu’un bon petit plat simple ne nécessitant pas plus de deux mouvements culinaires (mélanger la salade et découper le jambon, par exemple). Et puis, soudainement, une nuit vous vous retrouverez tous deux, insomniaques, dans la cuisine en train de chercher le lait pour se faire un bon lait-grenadine, et vous vous retrouvez alors à parler de tout et de rien jusqu’à l’aube, comme si vous ne vous étiez encore jamais rencontré avant.
Quant à votre travail, il se déroule sans accrocs depuis pas mal de temps maintenant également. La chaleur tempère quelque peu l’ardeur de votre inspiration, mais les pages se suivent, votre éditeur est content (vous le sentez à ses propres « Hon hon », dont il est également fort friand), et vous avez trouvé un rythme qui vous convient. Vous ne vous réveillez presque plus la nuit la poitrine compressée par l’étau d’une angoisse invisible, et petit chat se décide enfin à ne plus venir se coucher dans votre pantoufle droite trente-cinq secondes avant que vous ne décidiez d’y mettre le pied droit (les matins, eux, restent des moments difficiles). Psy peut bien faire se succéder les « Hon hon », vous n’avez rien à lui opposer. Ce qui vous parait des plus étrange. Vous avez d’abord pensé être mal à l’aise, mais il s’agit d’autre chose, d’une sensation que vous n’avez pas connue depuis, pfou, au moins votre dernière année de collège. Comme le souvenir lointain d’une belle journée d’été se terminant par un soir d’orage salvateur. Quelque chose sur lequel vous n’arrivez pas à mettre le doigt. Alors, soudainement, comme pris d’une impulsion et parce que le silence entre deux « Hon hon » vous rend fous, vous vous écriez soudain que vous n’avez rien à dire. Et les commissures des lèvres de psy s’étirer en un de ses si doux sourires, et cet homme que vous avez appris à respecter après la longue période qu’il avait mise à apprivoiser votre caractère difficile, de dire :
« Et bien, ce n’est peut-être pas très psy de ma part de vous dire ça, mais je crois bien que c’est ce que je voulais entendre. »
Tandis que vous essayez de décrypter cette phrase énigmatique, vous sentez soudainement un poids quitter votre poitrine. Ou, plutôt, vous réaliser que cela fait quelques temps maintenant qu’il se faisait plus léger, qu’il s’était envolé. Alors, lentement, vous souriez à votre tour et, incapable de vous en empêcher, vous lâcher à votre tour votre plus beau « Hon hon » en vous tapotant l’aile du nez d’un doigt léger.
Quand vous sortez du cabinet dans la rue, quelques minutes plus tard, vous levez les yeux vers le ciel quand une goutte tombe sur votre nez. Un coup de tonnerre retentit, et vous souriez à nouveau. Dehors, il se met à pleuvoir."