« Et vous Philippe, vous avez mangé à midi ? »
Vous avalez votre gorgée d’eau, manquant la faire passer de travers, et vous songez à gratifier d’un regard noir la personne capable de poser une question pareille. Vous vous retenez, vous contentant de diriger votre regard partout ailleurs sur les murs du bistrot, espérant que votre interlocuteur comprendra par votre dérobade visuelle que vous n’avez aucune envie d’engager la conversation. Las, rien n’y fait ; vous vous seriez retourné les globes oculaires dans les orbites que cela n’aurait pas dérouté l’impertinent futile. Vous finissez par grogner une réponse avant de vous dépêcher de boire à nouveau un peu d’eau, faisant mine de vous concentrer intensément sur la couverture du livre de philosophie consacré à David Hume que vous aviez posé sur la table en arrivant.
Small talk.
Décidément, les anglais sont très forts. Aucune expression en français ne correspond autant à l’idée que vous vous faites du bavardage. « Petite parole ». Small talk. Les deux mots roulent délicieusement sur la langue de votre esprit tandis que vous fuyez tout ce qui s’y rapproche de près ou de loin. Vous haïssez bavarder de tout et de rien. Vous abhorrez de devoir parler de votre journée. Vous exécrez parler du temps qu’il fait, et vous ne supportez pas de parler de votre repas de midi. Franchement, qui cela peut-il bien intéresser ? Certainement pas la personne qui vous l’a demandé. Non, elle, elle pense déjà à autre chose, cherchant quoi dire pour briser le silence que tant de gens trouvent inconfortables. Vous détestez cette manie qui consiste à parler de n’importe quoi pour vu qu’on parle. Que ce soit le serveur du bistrot qui engage la conversation ou du vendeur de la Fnac qui vous dit qu’il fait beau aujourd’hui. Vous n’en avez rien à carrer, du temps qu’il fait, et lui non plus. Mais c’est plus fort que lui, comme une sorte de force ancestrale et maléfique qui pousse les gens à débiter des bêtises pareilles. Si ça se trouve, en vous rendant votre monnaie, il va –horreur !- tenter une pique ridicule de ce que vous nommez « humour de tous les jours, au secours ». Quelque chose comme «Ah ben faudra les arroser, histoire de faire pousser les billets ! ». Atterré, vous ne répondrez rien, fourrez les piécettes dans votre porte-monnaie et fuirez au plus vite le désespérant.
C’était le dernier jour des activités communautaires aujourd’hui. La dernière fois que vous êtes contraint de vous retrouvé dans ce bistrot pendant une heure trente de temps un vendredi après-midi, histoire de socialiser. Une heure trente d’ennui élastique qui vous revient dans la figure en claquant au rythme des blagues de comptoir, des récits de journées et des questions aussi pertinentes qu’un gâteau au homard. Ca ne veut rien dire ? Your point. C’est comme le « small talk » : ça ne veut strictement rien dire. Et vous, vous ne savez que dire à ces gens. Leur parler du concert de Damien Saez auquel vous avez assisté hier soir ? Aucun d’eux ne sait qui sait, et ils ne se soucient pas plus que vous de la manière dont vous avez passé votre soirée. Vous, vous avez envie de sortir, de prendre l’air qui commence à vous manquer, de partir peut-être.
Partir loin, avec votre compte en poche et des idées plein la tête, qui tournent comme un vol d’alouettes sur un tambour. En perdre quelques unes en route peut-être, trouver une gare et une destination au hasard. Ou tout simplement vous écrouler quelque part. De toute façon, vous savez que vous finissez toujours par rentrer à la maison. Par revenir à votre vie solitaire parmi vos amis et vos écrans, à vous perdre parmi les pilules et le reste. Le reste, c’est un peu de tout. L’obligation de chercher un appartement, de gérer sa paperasse, de promener la chienne, de vous coucher le soir et de vous lever le matin. Il n’y aurait de toute façon personne pour vous trouver à la gare, pour vous suivre ou pour vous en ramener. Pas plus qu’il y en a pour parler avec vous de ce qui compte, du futur qui vous effraie, de la dernière chanson qui vous a touché ou de Lost. Pas vraiment, pas souvent. Vous enviez ceux qui sont deux, ceux qui sont bien. Vous en avez marre d’être tout seul devant votre écran. Mais vous y restez, parce que qui sait ce qu’il y a de l’autre côté, prêt à vous dévorer après vous avoir demandé qu’est-ce que vous aviez mangé pour le dîner, et commenté le temps qui passe vite, pfou, c’est fou !
Vous ne savez pas ce que vous voulez, et c’est peut-être vous qui vous dévorer de ne pouvoir partager tout ce que vous aimeriez. A qui pouvez-vous en vouloir, de toute façon ? Une vie, un boulot, une femme, un amant, des enfants, des projets, un chemin tracé dont ils ne peuvent dévier. Vous, vous êtes assis au bord, l’Hymalaya dans vos chaussures. Etes-vous heureux ? est la question qui devrait être vraiment estimée. En ce qui cous concerne, peut-être devriez-vous l’être. Et eux, le sont-ils ? Le croient-ils ? Où sont-ils, tous ? Vous les enviez, ceux qui sont deux, ceux qui sont plus, ceux qui avancent.
Vous ne pouvez pas partir. Vous ne pouvez que rentrer, toujours. Même si vous ne savez pas où.
Fair enough.
L’anglais est décidément une langue formidable.
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On The Way Back Home - Lucero