C'est bizarre, c'est toujours quand je suis le moins inspiré et que je me force le plus à m'y mettre que j'écris le plus... Deux pages pour aujourd'hui!^^
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Il arrivait parfois -pas souvent- à John Horst de se demander d'où il tirait toute sa bonne humeur, où est-ce qu'il allait chercher tous ses sourires, ses clins d’œil et ses paroles réconfortantes. Après tout, il fut un temps où il n'étais pas certain de posséder une telle force en lui, et où il passait de longues périodes dépourvues du moindre sens, à fumer bien des choses plus fortes que le tabac fruité qui brûlait doucement dans sa pipe. Le prêtre n'avait pas connu Stuart Moore, mais il se serait trouvé bien des points communs avec le soldat décédé : tous deux issus des bas-fonds de l'Hégémonie, contraint d'avancer dans une adversité où ils pataugeaient jusqu'aux genoux et amateurs de bon tabac. Mais contrairement à Moore, John ne s'était laissé porter par le courant que jusqu'à un certain point. Jusqu'à ce que son cœur soit brisé, qu'il réalise qu'il n'y avait pas assez de bouteilles en ce monde pour réussir à en voir le véritable fond, et qu'il décide de garder la tête haute. Car John Horst n'avait pas été prêtre toute sa vie, ça non. Il avait passé plus de temps à répandre ses boyaux et son haleine sur les trottoirs que la bonne parole, même si cela faisait maintenant près de vingt ans qu'il officiait au sein de l'église. A soixante ans passés, l'homme commençait seulement juger avoir traversé assez d'épreuves pour réellement aider autrui à en faire de même. Il avait vécu, ça oui, et pas qu'un peu. Il avait même été marié, et il estimait avec conviction que quiconque n'ayant jamais expérimenté suffisamment longtemps l'institution qu'était le mariage n'était pas vraiment capable de comprendre quoi que ce soit à l'adversité, et encore moins de savoir comment la traverser. Le voyage de John à travers cette dernière avait été long, éprouvant et s'était la plupart du temps effectué de manière vacillante, mais il n'aurait pas été l'homme qu'il était aujourd'hui sans toutes ces épreuves. Et parfois, il était encore stupéfait d'avoir aussi bien tourné quand tout ou presque le prédestinait à rater un virage et finir dans un mur. Mais même dans ses périodes les plus noires -et c'était là un détail capital qui le différenciait d'un homme comme Stuart Moore- il avait refusé de passer plus de temps que nécessaire à se sentir désolé pour lui-même et à en vouloir au reste du monde. Non, le reste du monde, il avait fini par s'y plonger, bien décidé à en faire partie et, dans la foulée, à le rendre ne serait-ce qu'un peu meilleur. Du moins il était décidé à tout faire pour. Si lui s'en était sorti, il n'y avait pas de raisons que d'autres ne fassent pas de même. Plus souvent qu'à son tour, il suffisait d'un peu de cœur, de partage et d'une bonne pipe pour sortir la tête hors de l'eau. Avec un petit coup de pouce d'en haut, bien sûr, ajoutait toujours John Horst, qui croyait volontiers à une puissance supérieure, mais qui ne bougeait que rarement plus d'un pouce, histoire de ne pas écraser les simples mortels de toute sa force cosmique. Au final, John croyait surtout en l'institution et le bien qu'on pouvait faire à travers elle. En terme d'opinions, il restait un esprit ouvert et avait appris à ne pas y accorder plus d'importance que cela ; après tout, comme il aimait à le rappeler, il avait été marié...
Et alors même qu'il se retrouvait coincé à la surface d'un monde hostile, avec une potentielle âme mal intentionnée dans les parages et des créatures d'on ne savait quel enfer aux portes, John Horst se disait qu'après tout, ça pourrait être pire. Il avait encore assez de tabac, la compagnie était bonne, et il était en vie. C'était un fait que bien trop de gens prenaient pour acquis à son goût, et n'y pensaient alors plus vraiment comme un avantage inouï, et ce même dans les moments les plus noirs. Selon Horst, du moment qu'on était en vie, les choses ne pouvaient que s'arranger. C'était un principe qu'il aimait partager avec ceux qui croisaient sa route, et qu'il retrouvait plus que jamais chez cette curieuse petite fille qui lui faisait face. Bien sûr, elle avait l'enfance avec elle, où la vie était une certitude si absolue qu'elle ne causait guère d'interrogation, mais il y avait en Lucie Robbins une flamme plus ardente encore que celle qu'on voyait dans les yeux marqués par les épreuves de sa mère. Parler avec la fillette était toujours une expérience unique, parfois un brin déstabilisante, et John Horst n'était pas le premier à ne vraiment réussir à savoir pourquoi. Mais l'expérience restait toujours agréable et, selon le vieux prêtre, incroyablement revigorante.
-Tu n'arrives pas à dormir, petite ? finit-il par lui demander entre deux bouffées.
-J'sais pas, j'ai pas vraiment réessayé. J'me suis réveillée, et j'avais plus sommeil.
-Je vois ça.
-J'ai fait un rêve. Mais j'ai l'habitude, comme j'ai dit à monsieur Delgado quand je l'ai vu dans l'autre wagon, avant.
-Les rêves sont des choses bien curieuses. Diego ne l'avouera pas, mais je le soupçonne d'être lui-même un grand rêveur, derrière les airs sévères qu'il se donne.
A la vérité, Diego Delgado était une énigme pour le vieil homme, qui se targuait pourtant d'être un bon juge de caractère. C'était sans doute pour cette raison que le clergé les avait envoyé tous deux à Haven, espérant que le tempérament de Horst finissent par déteindre sur son jeune et réservé collègue. Plusieurs personnes -dont Horst- s'inquiétaient parfois de voir à quel point le garçon pouvait se révéler... intense, faute d'un autre mot. Mais Diego était aussi un esprit brillant, et son vieux confrère trouvait sa compagnie stimulante, quand le jeune homme était d'humeur égale. Le reste du temps, le contact était plus...difficile.
-Et vous, vous rêvez ? La question de Lucie prit un peu John Horst au dépourvu.
-Moi ? Pas depuis longtemps. Je pense que j'ai passé l'âge de m'en souvenir ou, et c'est une chose différente, d'y accorder assez d'intérêt pour ce faire.
-Jamais ?
-Je ne dirais pas ça. Quel homme pourrait prétende ne plus jamais rêver ? C'est juste que je pense être trop vieux pour me perdre dans des chimères. Même si...
Le vieux prêtre s'interrompit, la pipe à la main, tandis que son regard se perdait sur la vitre et l'obscurité au-dehors. La teinte du verre était toujours trop prononcée pour qu'on puisse discerner des détails à travers, mais on pouvait deviner une sorte de halo diffus, alors même que la nuit était tombée sur Éclat.
-Même si quoi ?
-Je me dis que nous voilà bloqués ici, à l'extérieur, sous un ciel véritable qui n'est pas constitué de roche et de béton, et que nous n'avons même pas l'occasion de voir des étoiles. J'ai toujours rêvé de voir les étoiles. Ailleurs que sur un écran, s'entend.
-Je comprends. Il y a plein de choses que je veux voir, moi aussi ! Il y avait le train, et puis la neige, et puis le ciel, et Haven aussi. Mais les étoiles, c'est bien.
-Ah bon ? Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
-J'en ai vues dans mes rêves.
-J'en voyais souvent dans les miens, aussi. Mais j'ai eu d'autres rêves, puis d'autres buts, et je n'ai jamais vraiment trouver le temps d'en accorder à nouveau pour tout ça. Pour les étoiles. Après tout, il y a des gens plus vieux que moi qui n'en ont jamais vues, et qui n'en verront jamais. J'ai l'impression que c'est notre lot à tous, ici bas.
-Ça ne vous rend pas trop triste ?
-Non. Pas vraiment. Un temps, ça aurait pu, mais maintenant je me dis que ça ne vaut pas la peine de se lamenter sur ce qu'on ne peut pas voir. Il vaut mieux profiter de ce qu'on a devant les yeux quand c'est le cas, plutôt que de regarder au-delà, dans un futur incertain, et de ne pas vraiment voir ce qui est important.
-Oh. Je comprends. Enfin je crois.
Lucie bailla à s'en décrocher la mâchoire, Horst sourit à nouveau :
-Tu devrais peut-être aller te recoucher. Je suis sûr que d'autres rêves t'attendent !
-Je sais. Je les connais. Mais j'ai bien envie de dormir, maintenant.
Elle se laissa tomber à terre et, après quelques pas, elle se retourna et vint se planter devant le prêtre, glissant sa petite main dans la sienne, grosse et calleuse :
-Vous verrez les étoiles avant la fin, ça, je le sais.
Surpris, John ne sut pas trop quoi répondre à ça mais Lucie ne s'en formalisa pas ; elle lui offrit un beau sourire, sincère, lumineux, mais curieusement un peu triste, et s'en fut.
-Bonne nuit, monsieur Horst.
-Bonne nuit petite...répondit le prêtre, qui se remit à tirer sur sa pipe, songeur.
La fillette retourna vers les sièges où elle avait établi son lit de fortune et, au passage, repassa devant la silhouette endormie du père Delgado. Et même dans la pénombre, elle pouvait voir qu'il n'avait plus l'air aussi paisible, même dans le sommeil : sans trop savoir comment, elle sut qu'il était en train de rêver, et qu'il n'aimait pas cela. Sur son visage endormi, on pouvait lire le fait qu'il essayait de fuir ses rêves. Un discret frisson remonta dans le dos de Lucie à cette pensée, mais elle décida de ne pas y accorder plus d'importance. Elle était à nouveau fatiguée, et ses rêves à elle l'attendaient. Le bleu l'attendait toujours. Lucie Robbins se hissa sur les sièges, se roula en boule sous la cape et les couvertures, et ferma les yeux.